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plaindre surtout, c’est cette foule de malheureux croyans, — cette foule d’âmes enivrées de l’idéal nouveau, et qui boivent complaisamment la mort dans le calice de la fleur bleue. Vous leur avez dit : Le moi est infaillible, le moi est dieu, et du jour où le désaccord se met entre ce miroir intérieur et le monde du dehors qu’il est censé réfléchir, de ce jour-là commencent ces rêves d’infini, ces aspirations maladives qui doivent fatalement aboutir au suicide.

Interrogez un Allemand tant soit peu au fait de l’histoire littéraire de son pays, et demandez-lui pourquoi la Günderode s’est tuée : il vous répondra tout simplement que c’est parce qu’elle n’a pu trouver le moyen de joindre ensemble l’idéal et le réel. Incompatibilité de la forme et du fond, telle fut aussi la cause de la mort de Charlotte Stieglitz, cet autre incroyable épisode de la vie littéraire en Allemagne. — D’un méchant rimeur qu’elle a pour mari, Charlotte rêve une nuit de faire un Dante, un Shakspeare, un Milton, et voici le raisonnement qu’elle se pose : « Pour réveiller ce génie qui dort, il ne faut qu’une commotion électrique, un de ces coups de foudre qui, dans l’ordre atmosphérique, inaugurent parfois les saisons nouvelles. Cet élément suprême d’inspiration, si je le lui créais à son insu, malgré lui ! si j’attachais à ses pas, en me sacrifiant, cette fatalité que la platitude bourgeoise des temps où nous vivons refuse à tout poète ! » Et là-dessus, la pauvre folle s’enveloppe dans ses voiles et se perce le cœur d’un stylet. — Une autre victime de la même maladie morale, Adolphine Vogel, avait pour ami de cœur Henri de Kleist, un vrai poète celui-là, un grand poète que l’Allemagne s’est amèrement reproché depuis d’avoir méconnu de son vivant. Adolphine et Kleist faisaient de la musique ensemble, se voyaient tous les jours, et devinrent bientôt indispensables l’un à l’autre. Était-ce amitié, était-ce amour ? Comment savoir le mot de pareilles liaisons où l’habitude tient une si grande place ? Un soir qu’Adolphine avait chanté avec une émotion plus rare et plus vibrante, Kleist, transporté d’enthousiasme, s’approche de son amie, et, lui serrant la main : — C’est beau, s’écrie-t-il, à s’en brûler la cervelle ! Adolphine attache sur Kleist un regard profond et garde le silence ; puis, quelques jours après, dans un moment d’intimité, elle lui demande si ses paroles étaient sérieuses, et s’il consentirait à lui rendre un tel service, qu’elle estime au-dessus de tous ceux dont l’amitié la plus dévouée pourrait s’acquitter envers elle. Kleist répond froidement qu’il le fera. — Très bien ! ajoute-t-elle. Ainsi vous me tuerez ? La vie me pèse, et je ne veux pas la supporter davantage… Mais en vérité je n’ose croire que vous aurez ce courage, les hommes sont si rares aujourd’hui ! — Je vous prouverai, moi, que j’en suis un, réplique son ami. Et il lui tient parole en se tuant avec elle.