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« Je finissais à peine ce triste récit, que déjà nous touchions aux roseaux du Lord, et que le batelier amarrait la barque à un vieux saule ravagé par le temps. Nous descendîmes, et, sans rompre le silence, nous cherchâmes des yeux une langue de terre aujourd’hui disparue sous les flots. Là, une noble existence, et bien chère à la Muse, est venue échouer sous le poids de sa mélancolie, et le torrent a englouti et attiré vers lui la place consacrée, afin qu’elle ne fût pas profanée. Pauvre cantatrice ! Les Allemands de notre temps ne savent-ils donc que se taire et oublier ? Où sont tes amis ? pas un d’eux n’aura-t-il le courage de rassembler pour la postérité les traces éparses de ta vie et de ton inspiration ? Maintenant, pour la première fois, je comprends les mots inscrits sur ton sépulcre, ces mois presque entièrement effacés par les larmes du ciel ; maintenant je comprends pourquoi tu fais appel à la création tout entière, et n’exceptes de ta famille que les êtres humains. — Cherchant dans nos souvenirs cette inscription sacrée, nous nous la répétions l’un à l’autre : « O terre, toi qui fus ma mère ; éther, mon père nourricier ; sainte flamme, ma vraie amie ; torrent de la montagne, ô mon frère, recevez mes tendres adieux ! Avec vous j’ai vécu ici-bas, et de mon plein gré je vous quitte pour m’en aller vers d’autres mondes. Adieu donc, mon frère et mon ami ; mon père et ma mère, adieu ! »

Cette fille de l’éther lumineux, cette sœur du torrent qui semble avoir posé aux yeux du poète pour le personnage de Melück-Maria, n’est autre que l’infortunée Caroline de Günderode, dont Bettina d’Arnim, fidèle au vœu de son époux, devait, quelque vingt ans plus tard, publier la correspondance. Née en 1789, Mlle de Günderode quitta ce monde en 1806, et la fiévreuse chanoinesse, après avoir rimé d’aimables vers sous le nom de Tian, finit, en un jour d’incurable tristesse, par se précipiter dans le Rhin et mourir de la mort de Sapho. L’amour, dit-on, causa ce suicide, étrange amour, dont fut l’objet le célèbre philosophe Creutzer, l’un des savans les plus laids que l’Allemagne ait jamais produits. Aussi, quoi qu’en dise la légende, est-ce à une certaine maladie de l’âme, inconnue des anciens et particulière aux temps modernes, qu’il faut demander le secret de cette mort, empreinte d’un si douloureux mysticisme. On n’imagine pas quelle rage de se tuer avaient les femmes allemandes vers cette époque. C’était comme une épidémie à laquelle, je le crains bien, le romantisme ne resta pas étranger. Qu’est-ce que voulait en effet l’école romantique, sinon la suprême consécration du moi comme source de toute œuvre poétique, sinon le règne absolu de la subjectivité ? Or en pareil cas, pour les esprits supérieurs qui mènent la phalange, le danger n’est jamais bien grand ; ceux-là savent toujours maintenir l’équilibre, et si les bonnes raisons viennent à leur manquer, les uns, comme Novalis, invoquent la foi religieuse ; les autres, comme Arnim et Tieck, se tirent d’affaire, en gens d’esprit, avec un peu de scepticisme et d’ironie. Mais ce qu’on doit