Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1005

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noble inconnue sert d’interprète. Les chrétiens échangent des livres de piété contre des dattes, de l’huile de rose et d’autres produits du Levant ; puis Saint-Luc s’apprête à s’éloigner, non sans avoir fait à la belle missionnaire de paix une sorte de déclaration d’amour, déplorant, ajoute-t-il, du fond de l’âme le vœu solennel qui l’empêche à jamais de la posséder par droit de sentiment ou de conquête. Quant au navire turc, il reste en quarantaine.

Cependant cette histoire ne tarde pas à se répandre dans la ville, et chacun de commenter à sa manière l’acte héroïque de cette femme, d’attendre avec impatience le jour de son débarquement ; mais elle, trompant la curiosité générale, obtient du surveillant du port l’autorisation de descendre à terre avant l’expiration de la quarantaine, quitte la ville dans une voiture fermée, et ne laisse savoir à personne la route qu’elle prend. Deux mois après, elle se fait baptiser en grande pompe dans la cathédrale de Marseille, remplie d’une foule immense, et reçoit les noms de Melück-Maria Blainville, le premier à cause de son origine arabe, le second en l’honneur de la sainte mère de Dieu, à qui dévotement elle se consacre, et le troisième en mémoire de son directeur. Immédiatement après la cérémonie, la fervente catéchumène s’achemine vers le cloître de Sainte-Claire, qu’elle dote en y entrant d’un capital considérable, et où s’écoule dans le silence et le recueillement la première année de son noviciat.

Ainsi commence le conte, ou pour mieux dire l’anecdote (c’est ainsi que l’appelle Arnim) de la Prophétesse d’Arabie. Avant de se perdre vers la fin en la plus extravagante et la plus embrouillée des imaginations, cette histoire décrit de poétiques et charmans détours où nous essaierons de promener le lecteur, bien résolu d’avance à ne pas l’entraîner au-delà des oasis.

Au bout de quelques mois, Molück-Maria quitte le cloître en y laissant sa dot, et à peine rentrée dans le monde, on la voit se lier d’intimité avec une vieille comédienne nommée la Banal, qui passe pour lui donner des leçons de son art. — Bon ! disent les gens, sa piété et son baptême n’étaient, à ce qu’il parait, que le rôle du début. D’autres l’excusent plus volontiers par le plaisir qu’ils se promettent de la voir à la scène, et aussi par l’heureux prétexte que sa conduite leur donne de se divertir aux dépens des dévots. Quant à la question de savoir si elle a du talent, les habitués du salon de la vieille Banal lui prédisent d’avance le plus magnifique avenir de tragédienne. Bientôt les meilleures maisons se la disputent, et c’est à qui aura les premiers gages de cette inspiration, dont les préludes sont déjà des coups de maître. L’irrésistible charme de sa personne, sa beauté accomplie, ne tardent pas à faire de la bienveillance qu’elle s’est acquise un sentiment plus chaleureux. De toutes parts, les hommages