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accompagnerais volontiers, si je n’étais retenu au théâtre par un devoir de famille.

Le jeune homme se rendit où l’appelait son devoir, et le signor Cornelio me prit le bras d’un air plutôt amical que familier.

En sortant du théâtre Ferdinando, nous traversâmes la place Masséna. — Je sais, me dit mon guide, que vous employez souvent en français une expression que je condamne : tuer le temps, comme si le temps avait besoin d’être aidé pour mourir ! Nous autres Palermitains, nous en connaissons mieux le prix ; au lieu de le tuer, nous l’amusons, nous l’enivrons, si bien qu’il ne bat que d’une aile, et nous nous attachons à sa robe, comme la Putiphar au manteau de Joseph. L’on m’a dit aussi qu’à Paris il n’y avait point de plaisir possible sans les trois grands moyens que le maréchal de Trivulce demandait pour faire la guerre : de l’argent, de l’argent et de l’argent ! Payer le vin qu’on boit et les vivres qu’on mange, cela se doit en tout pays ; mais acheter à ses convives la permission de les régaler ! payer jusqu’aux sourires et aux regards des femmes ! fi ! c’est tuer le plaisir, et non le temps. Je vous montrerai ce soir comment on forme une joyeuse tablée de six personnes, presque sans bourse délier. Je dis six personnes, parce que nous allons inviter quatre paires de beaux yeux, de peur d’en manquer. Vous estimerez ensuite ce que pareil festin coûterait à Paris : tant pour la jeunesse, tant pour les grâces, tant pour la gaieté. Nous ne porterons pas l’appétit en ligne de compte.

Le seigneur Cornelio interrompit son discours pour entrer dans la boutique d’un rôtisseur, et donna l’ordre à un petit garçon d’aller chercher Monsieur. — C’est ainsi qu’on appelle encore à Palerme les cuisiniers et les coiffeurs, ces deux professions ayant été pendant tout le siècle dernier le privilège exclusif des Français. Le patron arriva bientôt, et mon guide engagea avec lui un de ces dialogues par signes usités dans toute transaction commerciale entre Siciliens. L’acheteur désigna de l’index une volaille, ce qui signifiait : « Combien vaut cette pièce ? » Le rôtisseur leva le pouce en l’air pour répondre : « Un ducat. » Le chaland leva le petit doigt, ce qui voulait dire : « Je vous en offre la moitié. » Monsieur regarda le plafond pour exprimer que c’était impossible. Don Cornelio tourna la tête vers la porte ; c’était exactement comme s’il eût dit : « Je vais m’en aller. » Le marchand fit un haussement d’épaules équivalent à cette réponse : « Eh bien ! j’y consens, quoique ce soit pour rien. » Le petit marmiton qui observait cette pantomime avait déjà déposé la volaille dans une corbeille pour la porter à domicile. Le seigneur Cornelio paya un demi-ducat, et sortit avec moi sans avoir prononcé une parole. Il me conduisit ensuite dans une trattoria où il