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ordonnait à Berlin des prières pour « les chrétiens qui ont le malheur de vivre sous le joug des infidèles. » Une autre fois il se laissait persuader par les hommes du parti de la croix qu’une alliance avec la France serait la ruine du protestantisme en Allemagne, et de nouveaux scrupules l’entretenaient dans de nouvelles hésitations. Il fallait défendre le roi contre ces surprises si activement exploitées par les partisans de la Russie. Des hommes importans dans le parti Bethmann-Hollweg, et qui se rapprochaient chaque jour davantage du gouvernement, tentèrent avec succès cette œuvre délicate. Ils présentèrent au roi un mémoire qui exposait si nettement et si logiquement les intérêts de la Prusse dans la question d’Orient, que ce prince en fut frappé, et, avec cette droiture qui le Porte naturellement vers la vérité lorsqu’on ne la lui cache point, en adopta les conclusions comme les véritables bases de sa politique. Frédéric-Guillaume en effet, dans les actes publics de son gouvernement, suivit d’abord fermement cette direction ; il mit sans objection la signature de la Prusse au bas du protocole du 13 janvier. Pendant ce temps, l’influence de M. de Manteuffel sur son souverain s’était fortifiée, et le premier ministre avait imprimé un caractère de plus en plus décidé à sa politique en s’alliant étroitement au parti Bethmann-Hollweg. Le gendre de M. Bethmann-Hollweg, M. de Pourtalès, autrefois ministre de Prusse à Constantinople, avait été chargé, vers la fin de décembre, d’une mission à Londres pour s’enquérir des véritables dispositions du gouvernement britannique. Il était revenu à Berlin très satisfait de son voyage et avec l’espoir que la Prusse suivrait une politique indépendante de la Russie. M. de Manteuffel, à son retour, l’avait même associé à ses travaux, en le plaçant à la tête de la division politique des affaires étrangères, d’où il avait éloigné un membre du parti de la croix dévoué à la Russie, M. de Lecoq.

Pour le roi, la politique de la Prusse se résumait alors en un mot : neutralité. Ce mot, à l’époque où il fut pour la première fois prononcé par l’Autriche et par la Prusse, n’avait rien de malsonnant pour la France et l’Angleterre. C’était au mois d’octobre, lorsque la guerre venait d’être déclarée par la Porte à la Russie. Les puissances occidentales gardaient encore alors la même attitude médiatrice que l’Autriche et la Prusse. De la part des puissances allemandes, les anciennes et intimes alliées du tsar, la déclaration de neutralité n’avait donc et ne pouvait encore avoir qu’une seule signification pratique : elle était un avertissement donné à la Russie; elle lui disait : « La guerre existe pour vous et par vous; si elle se prolonge par votre faute, si par votre obstination vous rendez stériles les efforts que nous allons tenter à Vienne pour rétablir la paix à des conditions honorables pour vous et rassurantes pour l’Europe, soyez prévenu