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cabinet deux places occupées par MM. de Westphalen et de Raumer. De même auprès du roi l’influence de M. de Manteuffel n’est pas entière. Le roi sent qu’il a besoin de ses services; mais le premier ministre n’a ni ce tour d’esprit romantique qui serait peut-être nécessaire pour gagner tout à fait l’imagination du roi, ni l’énergie qu’il faudrait pour éloigner de ce prince un entourage dont il déplore la malfaisante puissance. Lorsqu’il s’agissait pour M. de Manteuffel de vaincre les inspirations fâcheuses de la cour, sa ressource ordinaire était d’offrir sa démission. Ce moyen réussissait dans les premiers temps : le roi prenait les mains de son ministre, l’embrassait, versait des larmes, l’appelait son ami, et le conjurait de ne pas l’abandonner. Malheureusement M. de Manteuffel a trop abusé de cette péripétie, et le roi, avec tout le monde, a fini par s’apercevoir qu’après tout le président du conseil tient peut-être un peu plus à la conservation du pouvoir qu’au triomphe immédiat et complet de ses idées. Cependant lorsque les complications orientales éclatèrent, comme les difficultés n’apparaissaient que dans un lointain où elles pouvaient encore s’évaporer, comme elles ne réclamaient pas des résolutions soudaines et hardies, comme elles ne mettaient encore en jeu que la raison de M. de Manteuffel, le président du conseil les envisagea et les apprécia avec toute la droiture naturelle de son jugement. Il s’unit aux sages esprits de l’Europe pour regretter et condamner les injustifiables extrémités de la politique russe contre la Turquie.

Telle fut l’impression que produisit sur M. de Manteuffel l’ultimatum du prince Menchikof. Il en fit part, comme nous l’avons rapporté ailleurs[1], aux ministres d’Angleterre et de France. Le roi de Prusse trouva même bon que son ministre ne laissât point ignorer à la Russie que l’on désapprouvait sa conduite. M. de Manteuffel se mit donc en devoir d’écrire dans ce sens d’abord à Pétersbourg, ensuite à Paris et à Londres. M. de Budberg essaya de prévenir cette démarche par l’intimidation. En apprenant de la bouche du ministre le blâme que l’on allait envoyer à Pétersbourg : « Prenez garde, s’écria-t-il avec vivacité, de faire quelque chose qui puisse blesser l’empereur, car il n’entend pas raison sur cette question. » M. de Manteuffel répondit avec sang-froid et à propos qu’il serait fâché d’indisposer le moins du monde l’empereur, mais qu’il n’était point son ministre, et qu’il devait avant tout faire les affaires de son souverain et de son pays. Voilà comment tout d’abord on essayait de faire sentir le joug à la Prusse. M. de Manteuffel connaissait sans doute par expérience la violence de l’empereur Nicolas, dont les progrès se sont accrus avec les années; mais la façon blessante dont

  1. Revue des Deux Mondes du 1er mars 1854.