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l’enguirlandage, il refusa longtemps de croire à la gravité des événemens qui approchaient, et ne voulut point s’en préoccuper; mais avant d’exposer la marche suivie d’abord par le gouvernement prussien, essayons de nous rendre compte de la situation où cette grande crise européenne allait surprendre la Prusse.

A considérer la Prusse dans son développement intérieur et dans ses relations avec l’Europe, rien, au commencement de 1853, n’enchaînait sa liberté d’action, et ne semblait pouvoir l’empêcher de jouer son rôle et de remplir son devoir de grande puissance. Au dedans, elle n’était point menacée par des factions révolutionnaires et des déchiremens de races : elle trouvait un aliment paisible à sa vie politique dans les institutions représentatives dont elle fait l’apprentissage, et poursuivait ses rapides progrès matériels sous la direction éclairée d’une administration savante et habile. Au dehors, elle n’avait aucun de ces liens qui pèsent sur l’indépendance des gouvernemens; comme ses hommes d’état le rappellent souvent avec une légitime fierté, elle avait traversé et dominé les orages de 1848, sans avoir besoin de secours extérieurs et sans contracter d’obligations de reconnaissance envers aucune puissance étrangère. La Prusse ne doit rien à personne; cependant, malgré la netteté et la liberté de sa situation extérieure, la Prusse, nous le savons, n’en est pas contente. Quand elle montre sur la carte les profondes échancrures qui creusent ses flancs, elle se plaint d’avoir la taille trop fine. De là un fonds d’inquiétude qui se trahit dans toute sa politique étrangère, et qui met ses hommes d’état de mauvaise humeur un peu contre tout le monde. La Prusse se trouve mal faite, et elle en accuse tour à tour la Russie, l’Autriche et la France; mais, quel que soit le jugement que l’on Porte sur ces dispositions de la politique prussienne, ne semble-t-il pas qu’elles dussent plutôt l’engager à intervenir activement et à saisir sa chance dans une crise qui allait remettre tant de choses en question ?

Ressentiment contre la Russie, jalousie traditionnelle vis-à-vis de l’Autriche, défiance vague à l’endroit de la France, tels étaient à l’origine du conflit turco-russe les sentimens prussiens à l’égard des grandes puissances continentales. Des trois, celle que la Prusse avait le moins de raisons d’aimer était certainement la Russie. C’était la Russie que la Prusse avait constamment trouvée sur son chemin en 1849 et en 1850, dans la politique allemande et dans l’affaire de la succession danoise, et qui l’avait forcée à subir de dures humihations : plaies encore toutes saignantes. Du côté de l’Autriche, une chose consolait au moins l’amour-propre prussien, c’était la pensée que le cabinet de Vienne avait abdiqué toute indépendance vis-à-vis de la Russie et affaiblissait par là son crédit en Europe. Quant à la