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délicats. Le roman laisse à désirer; il est froid, souvent maladroit, plein de longueurs, d’incidens assez vulgaires; mais Gerty est une vraie création, qui pourrait être plus originale encore, et qui était faite pour tenter même un esprit plus vigoureux que celui de la femme de talent à qui nous la devons. Quelque jugement qu’on puisse porter sur ce livre, dont le succès a été prodigieux, et sur sa valeur intrinsèque, il lui restera toujours le mérite d’avoir le premier montré la force que peut avoir au milieu de nos sociétés artificielles et compliquées une âme simple et franche. Nous qui avons bu à tant de sources malsaines, nous avons besoin de tels breuvages, et nous les acceptons, même présentés dans la coupe de miss Cumming. Les poètes et les artistes restent silencieux; ils se plaignent de leur impuissance, de l’infertilité de leur époque : voilà un sujet tout trouvé et fait pour tenter ceux d’entre eux qui ont une âme saine. Qu’ils reprennent le caractère de Gerty : ils sont, pour en faire un chef-d’œuvre, dans de meilleures conditions que l’auteur américain. Ils n’ont pas besoin de raffiner, de parler le langage un peu fade de la religiosité féminine, de donner au sentiment cette teinte de sentimentalité si agréable aux femmes, mais si contraire à l’expression franche et mâle des choses de la vie. Qu’ils mettent le monde, qui ne vit que d’artifices et de convention, aux prises avec une âme naïve, résignée, et sans autres armes que des instincts incorruptibles et la force redoutable de la patience : nous leur promettons le succès qu’a obtenu le Lamplighter.

Mais si la vieille Europe ne trouve plus de charme dans ces récits des choses de l’âme, que la jeune Amérique continue à rechercher les sources fraîches de la vie vers lesquelles soupirent tant d’altérés dans le monde entier! a Retournons à la nature! » disait le XVIIIe siècle, lassé et fatigué de sensualités, de corruptions et de systèmes improductifs. Que le cri du XIXe siècle soit : — Retrouvons l’âme humaine ensevelie sous une couche épaisse de superfétations parasites! Revenons à elle, et faisons briller de nouveau sa lumière immortelle. Nous en avons assez, des curiosités intellectuelles, des bizarreries de l’esprit, des dépravations du cœur, dont la littérature nous a si longtemps entretenus. Ce sont des sources infécondes qui s’épuisent vite et qui se sont vite épuisées. La littérature demande une révolution morale, qui devra s’accomplir bon gré, mal gré, en dépit du monde qui demande qu’on l’amuse, des gens d’affaires qui exigent qu’on les fasse rire, et des oisifs qui veulent jouir par l’imagination des sottises que leur fortune et leur condition ne leur permettent


EMILE MONTEGUT.