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mince enveloppe charnelle qui suit tous les mouvemens de la pensée, tremble, rit, s’attriste avec l’âme. Gerty possède en un mot ce genre de beauté que possèdent les modernes, — la physionomie, — qui nous semble préférable, nous le disons en tremblant, même à la beauté régulière de l’art antique et à tous les chefs-d’œuvre de la sculpture grecque. La beauté classique a pour nous quelque chose de repoussant. Cette beauté est trop complète, et sa perfection a je ne sais quoi de borné qui excite une sorte de compassion. On sent qu’il n’y a rien à ajouter, et que cette beauté, inflexiblement arrêtée entre des lignes mathématiques, n’est pas susceptible d’un plus grand développement. Dans la beauté moderne, au contraire, rien d’arrêté ni de régulier. Le visage est susceptible d’expressions innombrables, et participe en quelque sorte de la nature de l’âme, dont l’essence est l’activité, et la loi le mouvement. Le règne de l’infini, inauguré par le christianisme, se révèle sur le visage humain, et a détrôné pour jamais l’antique beauté régulière, mais froide et dure.

Depuis longtemps, M. Bruce a été séduit par le charme irrésistible de ce visage, et a essayé à plusieurs reprises de faire comprendre son amour à Gerty. Il a tenté de piquer sa jalousie en se montrant très assidu auprès de miss Kitty Ray, qui, prenant au sérieux ses galanteries, est devenue sincèrement amoureuse. M. Bruce est riche, Gerty est orpheline et pauvre, et M. Bruce a pensé assez naturellement que Gerty s’empresserait d’accepter ses avances; mais Gerty n’a pas fait son éducation dans le Vanity Fair de M. Thackeray, et elle n’a pas cet odieux esprit d’intrigue particulier aux jeunes filles pauvres et qui s’ennuient de l’être. Son cœur est occupé d’ailleurs; il n’est plus en elle; il est loin, bien loin, sur l’Océan, dans les Indes, auprès de Willie. M. Bruce hésite longtemps avant de se décider à ce mariage. Il pourrait faire un bon parti et augmenter sa fortune. Enfin, n’y tenant plus, il va trouver Gerty, et lui propose sa main. La scène est curieuse et a un côté fort comique : l’ébahissement de l’homme qui croit à la toute-puissance de l’argent et s’étonne d’être repoussé.

« Elle était depuis peu de temps dans sa chambre, lorsqu’elle entendit un bruit de pas. Elle se retourna, et vit M. Bruce derrière elle; elle tressaillit et s’écria : — Monsieur Bruce, est-ce possible ? Je croyais que vous étiez allé à la noce ?

« — Non, il y avait ici pour moi de plus grands attraits. Pensez-vous, miss Gertrude, que j’aurais pu prendre du plaisir à une partie où vous n’étiez pas ?

« — Je n’aurais certainement pas la vanité de supposer le contraire, répliqua Gertrude.

« — Je voudrais que vous eussiez un peu plus de vanité, miss Gertrude. Peut-être croiriez-vous un peu plus à ce que je dis.