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« — J’en suis étonné, moi. Elle aime mieux se faire esclave dans l’école de M. W... et plus esclave encore dans la famille de mistress Sullivan que de rester ici, où elle a toujours été traitée comme une dame, et mieux que cela, comme un membre de ma propre famille.

« — Oh ! monsieur Graham, dit Gertrude, ce n’est pas une affaire de préférence et de choix, il me semble que c’est une affaire de devoir.

« — Quelle raison vous en fait un devoir ? Est-ce parce que vous aviez coutume de vivre dans la même maison qu’eux, et que ce garçon qui est à Calcutta vous a envoyé une écharpe de poil de chameau et une cage pleine de misérables petits oiseaux et un tas de lettres ? est-ce pour cela que vous croyez devoir oublier vos propres intérêts afin d’aller prendre soin des malades de sa famille ? Je ne vois pas comment leurs droits sur vous peuvent se comparer aux miens. Ne vous ai-je pas donné la meilleure des éducations ? ai-je épargné quelque dépense pour vos progrès et votre bonheur ?

« — Je n’ai pas pensé, monsieur, répondit Gertrude humblement, mais cependant avec une dignité calme, à faire la somme des faveurs que j’ai reçues et à mesurer ma conduite en conséquence; les obligations que je vous ai sont immenses, et certainement c’est vous qui avez les premiers droits à mes services.

« — Services ! je n’ai pas besoin de vos services, enfant. Mistress Ellis peut faire tout ce que vous faites pour Emily ou moi; mais j’aime votre compagnie, et je trouve qu’il est très ingrat à vous de nous laisser comme vous parlez de le faire. Emily, ajouta M. Graham, je vous dis que c’est une affaire, de sentiment. Vous ne semblez pas voir la chose comme moi; mais, comme vous êtes deux contre moi seul, je ne dirai plus rien à ce sujet.

« En parlant ainsi, M. Graham prit une lampe et entra dans son cabinet, dont il ferma la porte avec bruit, pour ne pas dire avec fracas. »


Le lendemain de cette scène, Gerty quitta la maison de M. Graham, et se retira auprès de mistress Sullivan. Elle réalisa son projet d’indépendance et se fit maîtresse d’école, partageant son temps entre sa tâche et ses affections. Gerty avait sacrifié les convenances sociales à son devoir. A juger sa conduite au point de vue du monde, elle pouvait être taxée d’ingratitude, car les soins que mistress Sullivan avait pris d’elle dans son enfance ne pouvaient se comparer aux dépenses que M. Graham avait faites pour elle. Cependant qui pourra la condamner ? La quantité matérielle des dons n’en fait pas l’importance, et mistress Sullivan lui avait donné ce qu’elle avait, de l’affection. Cette dette de reconnaissance voulait être payée la première de toutes. Il y a dans la conduite de Gerty un beau spécimen de l’indépendance de caractère sur laquelle repose toute démocratie, et une judicieuse appréciation des doctrines de l’Évangile, dont la lumière éclairait maintenant sa vie.

Le voyage de M. et de miss Graham fut heureux; le séjour de Gerty à Boston le fut moins. Elle eut à veiller successivement au lit de mort du vieux père de mistress Sullivan et de mistress Sullivan elle-même. Ses devoirs de maîtresse d’école, les lettres de Willie,