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cela ne vous fasse point de la peine ; allez au lit, chérie, demain nous irons faire une bonne promenade, et Willie viendra avec nous, vous savez.

« Gerty essaya d’être gaie pour faire plaisir à l’oncle True, et alla se coucher. Elle rêva que le matin était déjà venu, et que l’oncle True et Willie faisaient une charmante promenade, que l’oncle True avait retrouvé ses forces et sa santé, que son œil était brillant, son pas ferme, et qu’elle-même et Willie riaient et se sentaient heureux; mais tandis qu’elle rêvait ce beau songe, le messager vint, un affectueux et silencieux messager, qui, dans la tranquillité de la nuit et lorsque l’univers dormait, prit l’âme du bon vieux True et l’emporta pour la remettre à Dieu ! »


Une nouvelle existence va commencer pour Gerty, une existence toute de patience, de résignation, d’humiliations amères. Elle apprendra de quel poids pèse un bienfait. En vérité je crois qu’on peut dire, sans être taxé d’immoralité, que de tous les fardeaux le plus lourd à supporter est celui des services rendus. Involontairement le bienfaiteur se croit certains droits sur son obligé, et, même lorsqu’il a du tact et de la délicatesse, il lui échappe de le faire sentir. Il se trouve toujours d’ailleurs à côté du bienfaiteur quelque âme assez grossière pour rappeler à l’obligé les services qu’il a reçus. Ce n’est point de miss Emily que Gerty peut redouter de telles choses. La belle et jeune aveugle a depuis trop longtemps été privée de la société du monde pour partager certains de ses préjugés et de ses indélicatesses. La maladie, en la clouant sur son fauteuil, a achevé de purifier son cœur, naturellement doux. C’est une touchante figure que celle de cette jeune aveugle, qui, de son siège de malade, forcément immobile, préside à toutes les péripéties du roman, et juge les sentimens des personnages qui passent et s’agitent devant ses yeux fermés. Miss Emily partage cette jeunesse de cœur et cette beauté de visage que les maladies irréparables communiquent souvent à leurs victimes. Le repos forcé, en leur épargnant les agitations des passions, leur épargne en même temps les stigmates qu’elles impriment. Une tristesse résignée et pieuse, une égalité d’humeur charmante, une sérénité affectueuse, sont quelques-unes des compensations que la nature accorde aux personnes infirmes, et qu’elle avait accordées à miss Emily. Malheureusement à côté de la jeune aveugle il y a son père, homme excellent, mais sujet à des boutades de dureté, et chez lequel les délicatesses du tact sont fort émoussées par la vie active et l’habitude des affaires; il y a mistress Ellis, la femme de chambre d’Emily, acariâtre, pleine de préjugés de la pire espèce, une de ces créatures à qui il sera toujours difficile de faire comprendre qu’un obligé n’est pas nécessairement un inférieur, bonne femme au demeurant. Mistress Ellis agit cavalièrement avec Gerty, dont le caractère n’est pas encore assez transformé pour ne pas sentir se réveiller ces facultés de haine qui sommeillent en elle, mais