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la beauté de la justice; l’injustice envers un enfant ne lui fait comprendre que l’injustice. On a pu remarquer dans la vie que les misanthropes et les pessimistes sont généralement les meilleurs et les plus bienfaisans des hommes : l’homme qui hait fortement est souvent préférable à l’homme qui n’a pas de haines; mais un enfant misanthrope et qui a des raisons de haïr est la plus triste des créatures, car en grandissant il deviendra un être méchant, si la détestable éducation qu’on lui a donnée n’est pas arrêtée à temps. Tel est le cas de Gerty. Combien de mauvaises actions, combien même de fausses opinions sur le degré de perversité et d’égoïsme du monde ont leur origine dans les injustices subies pendant l’enfance! Nan Grant avait tué le chat de Gerty, et savez-vous ce que c’est que de tuer le chat d’un enfant ? J’ai connu un homme qui détestait la révolution française et qui avait certes ses raisons pour cela : une de ces raisons, c’est que la canaille sans-culottique, dans une visite domiciliaire, s’était amusée, malgré ses cris et ses larmes, à tuer quelques lapins qu’il élevait.

L’autre observation que nous suggèrent les premières pages du Lamplighter est, avons-nous dit, toute littéraire. C’est un trait caractéristique en effet des écrivains de race germanique que l’imporportance qu’ils accordent aux enfans. On connaît les innombrables portraits d’enfans dessinés par les romanciers anglais, surtout par Dickens; il est rare d’ailleurs que le héros d’un roman anglais ne soit pas enfant pendant un tiers au moins du récit. En Angleterre et en Allemagne, il existe une littérature pour les enfans, tout aussi soignée que la littérature à plus hautes prétentions. Cette littérature est représentée par des hommes de talent, et peut même intéresser un esprit habitué à une nourriture intellectuelle plus solide. Rien de pareil n’existe chez nous. Notre littérature, trop dédaigneuse, en même temps qu’elle repoussait la nature et se complaisait dans un milieu élevé, mais abstrait, et sur des sommets sereins et un peu froids, a négligé de tourner ses regards vers ce monde frais, bruyant et naïf de l’enfance. Les anciens écrivains français, dans leur dédain de ce qui était puéril, se sont interdit une foule d’impressions naturelles, et se sont fermé ainsi bien des sources vives de poésie. Ils en ont été punis, et leur punition, c’est cette sévérité glaciale qui règne trop souvent dans leurs écrits, et qui rend la lecture de leurs œuvres difficile pour tout esprit paresseux, infructueuse pour tout esprit naturellement inculte. Le seul livre de notre littérature où vive ce monde de l’enfance est Paul et Virginie, et encore cet admirable récit s’adresse-t-il évidemment plutôt à des hommes corrompus et affaiblis, qui demandent à tout prix la naïveté, qu’à des cœurs jeunes et réellement naïfs.