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manquera d’argent, tout le monde en manquera, et la ruine de son crédit entraînera celle de tous les établissemens ainsi que de tous les individus. Dans les pays libres et industrieux, comme l’Angleterre, la Belgique et la Hollande, quand l’état éprouve des embarras, il fait retraite vers le terrain fécond des ressources individuelles. En Russie au contraire, en dehors de l’état, il n’existe rien, ni forces, ni ressources. Et lorsque la guerre aura dévoré cette réserve métallique qui est encore, selon M. de Tegoborski, d’environ 600 millions de francs, il ne restera plus que le papier-monnaie. Or l’expédient du papier-monnaie, pour la nation qui l’emploie, c’est invariablement la fin du monde.

Nous touchons au côté le plus grave et au point culminant de ce débat. Il s’agit de savoir, non plus si le cabinet de Pétersbourg trouvera des ressources pour continuer la guerre longtemps, mais bien s’il ne doit pas succomber plus tôt que plus tard sous le poids des engagemens qu’il a déjà contractés. Nous avions montré que le danger le plus imminent pour le crédit de la Russie consistait dans l’énormité de sa dette flottante, qui égale, ou peu s’en faut, la dette fondée de la France, et que, soit à titre de débiteur direct, soit à titre de garant, il était exposé à rembourser, à la première réquisition de ses créanciers, une somme qui représente la valeur des espèces qui circulent dans toute l’Europe, environ cinq milliards de notre monnaie. Cette démonstration reposait sur des documens authentiques, émanés du gouvernement russe lui-même; il était donc bien difficile de contester ou de se réfugier derrière des équivoques : aussi le gouvernement russe ne le tente pas, mais il a recours à un subterfuge assez curieux, et qu’en terme de palais on appellerait, je crois, un déclinatoire.

M. de Tegoborski nous dit à peu près en somme : « Vous avez raison, les faits sont tels que vous les exposez, et vous défendez les vrais principes. Un état chargé d’une dette flottante de cinq milliards doit sombrer à la première crise; mais la Russie est un pays à part, les conditions de crédit n’y sont pas les mêmes que dans l’Occident, c’est un malade qui résistera à un accès qui emporterait des gens robustes. »

Sans doute il ne faut pas se laisser prendre à ce vernis de civilisation qui recouvre l’épiderme moscovite. Les Russes ont encore beaucoup de chemin à faire pour atteindre à notre niveau. C’est, comme on l’a dit avec raison, une nation du XVIe siècle en présence des peuples plus intelligens et plus instruits du XIXe; mais je vois là des différences de degré et non de nature. Les Russes ne nous égalent assurément ni dans les sciences, ni dans le commerce, ni dans l’industrie, mais enfin ils ne restent pas étrangers au mouvement qui entraîne l’Europe : ils vendent et achètent, produisent et consomment, et ils introduisent tant qu’ils peuvent le crédit dans leurs transactions. Le crédit de la Russie demeure bien inférieur à ceux de l’Angleterre et de la France, mais elle n’a trouvé des prêteurs qu’aux mêmes conditions,