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comment le haut de cette roue descend en bas, et comment le bas remonte en haut. — Sésostris tressaillit, et depuis ce moment, ajoutait Théodore, il ne se servit plus d’attelages humains, respectant dans les hommes l’inconstance et la fragilité de la fortune. » Baïan avait écouté un peu triste et pensif ; il se prit ensuite à dire : « Crois-le, Théodore ; je sais me maîtriser moi-même et combattre mes emportemens, mais cela dépend des circonstances. Tiens, je n’en veux plus à Priscus ; je désire être son ami, s’il lui plaît d’être le mien. Qu’il me donne la moitié des dépouilles qu’il a enlevées aux Slaves ; il les a conquises par ses armes, mais dans un pays de mon obéissance et sur mes sujets ; n’est-il pas juste que nous partagions ? » Ainsi le barbare reparaissait, et la moralité, qui allait jusqu’à l’ambitieux, ne pénétrait pas jusqu’au voleur.

Les intrigues de Constantinople rompirent brusquement ces relations qui pouvaient conduire à un rapprochement des deux peuples. Priscus, sur le compte duquel on inspira des ombrages à l’empereur, fut privé de son commandement, remplacé par un frère même de Maurice, puis renvoyé à son armée, compromise par l’incapacité du nouveau général. Ces tergiversations rendirent de l’audace au kha-kan. D’ailleurs pendant l’absence de Priscus il s’était passé une chose grave. Un corps de cavalerie bulgare, appelé des rives du Volga par Baïan, était arrivé dans les plaines pontiques, et prenait, par la rive gauche du Danube, le chemin qui conduisait en Hunnie, n’attaquant point, ne menaçant point les Romains, lorsqu’un corps de cavalerie romaine, en observation dans ces parages, fit pleuvoir sur lui une grêle de traits. Les Bulgares s’arrêtent, se retranchent, font valoir leur attitude et leurs intentions pacifiques, ainsi que la paix qui existe entre les Romains et les Avars ; mais le général romain (c’était le frère de l’empereur) vient de la rive gauche avec des renforts, charge les barbares, et est lui-même mis en déroute. Nouvelles réclamations du kha-kan, nouvelles explications hautaines de part et d’autre. Baïan soutint que les Romains n’avaient pas le droit de mettre le pied sur la rive gauche du Danube, qui lui appartenait en totalité, qui était sa province à lui. Priscus, rentré sur ces entrefaites dans son commandement, n’accueillit pas sans une violente colère cette nouvelle prétention, plus insolente encore que les autres. « Et depuis quand, s’écria-t-il tout hors de lui, depuis quand un fugitif, reçu par grâce chez nous, ose-t-il fixer les limites de notre empire ? » Ce mot blessa Baïan au cœur. Il s’approcha de Singidon sans rien dire, enleva la ville, la démantela, et en transporta les habitans en Pannonie. Accouru trop tard avec son armée, Priscus occupa une des îles du Danube, près de cette malheureuse cité, et les deux chefs se trouvèrent en présence, séparés seulement par un bras du fleuve. Il paraît qu’en ce moment leurs anciennes relations.