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ne le traitait pas comme un barbare ordinaire ; il appréciait son génie ; il eût voulu le voir, tranquille dans l’empire qu’il avait fondé si glorieusement, se plier aux idées de justice et de bon voisinage. Il savait que plus d’un noble avar, corrompu dans sa barbarie par un avant-goût de civilisation, ne demandait pas mieux que de jouir en paix à la manière des Romains de l’opulence qu’il avait acquise à leurs dépens. Aussi Priscus s’était-il fait des intelligences jusque dans le conseil du kha-kan, où des personnages considérables osaient soutenir le bon droit de l’empire et gourmander la haine opiniâtre de Baïan. Targite lui-même, le négociateur indispensable des grandes affaires, se faisait le champion de ces sentimens nouveaux. Priscus eût désiré qu’ils frappassent l’intelligence de Baïan à défaut de son cœur, et il employait à cet effet un intermédiaire habile, le médecin Théodore, dont nous avons déjà parlé dans cette histoire.

Si l’on se rappelle le personnage qui lors de la première attaque de Sirmium par les Avars vint ingénieusement au secours de la ville en mettant le duc Bonus sur pied, ce personnage, c’était lui. Après la cession de Sirmium, sa patrie, au kha-kan des Avars, Théodore s’était retiré dans quelque ville voisine pour rester Romain, et Priscus, qui connaissait son esprit et son patriotisme, le chargea de plusieurs missions près du chef barbare. Théodore était un homme instruit, adroit, insinuant, qui mêlait une grande séduction à une grande liberté de langage : le kha-kan l’aimait pour sa gaieté, et peut-être un peu aussi pour ses bons conseils. Leur conversation, dans le laisser-aller de la vie intime, roulait assez ordinairement sur des points de morale qui ne devaient pas être plus étrangers aux barbares qu’aux hommes civilisés, et il assaisonnait ses leçons de traits d’histoire que le kha-kan écoutait avec le vif intérêt qu’apportent à tout ce qui est récit les hommes de l’Orient. Théodore le surprenait-il dans ses bouffées d’orgueil, exaltant les grandes choses, qu’il avait accomplies, et prétendant qu’il n’existait personne sous le soleil qui eût la force de lui résister ? Le médecin arrivait timidement avec une anecdote, tirée de l’histoire grecque ou romaine, dont il savait à propos adoucir ou acérer le trait. Un jour que la conversation prenait son cours habituel après une discussion sur Priscus et sur l’injustice des Romains dans la guerre des Slaves, Théodore captiva l’attention de son hôte par un récit dont le héros était le grand Sésostris, roi d’Egypte. Le monarque égyptien, dans un enivrement impie de sa puissance, dressait les rois des peuples qu’il avait vaincus à le traîner dans son char, le mors aux dents et la selle sur le dos. « Sésostris remarqua, disait le narrateur, qu’un des rois attelés tournait souvent la tête en arrière et semblait observer avec attention la roue qui se déplaçait sous son effort. — Que regardes-tu là ? lui demanda Sésostris. — Je regarde, répondit le roi vaincu,