Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Romains, qui avez formé les Barbares à la méchanceté ! Nous n’aurions jamais enfreint les traités, si vous n’aviez pas été nos maîtres dans l’art du mensonge. Quand vous faites la guerre, c’est avec injustice ; quand vous faites la paix, c’est pour la rendre incertaine et amère ; mais attendez l’heure de la vengeance : ceux qui nous ont dû merci apprendront ce qu’on gagne à nous attaquer témérairement….. » Puis, apostrophant par une sorte de prosopopée l’empereur absent, le barbare continua : « Et toi, césar, tu es injuste quand tu emploies la fraude pour couvrir tes préparatifs de guerre ; c’est un attentat exécrable, l’œuvre d’un brigand et non d’un prince. Il faut que tu déposes la couronne ou que tu cesses de la déshonorer. » Cette déclamation avait tout simplement pour but d’expliquer que les Slaves devaient être couverts par le traité de paix juré entre les Romains et les Avars, vu que les seconds, étaient les suzerains des premiers, et que par conséquent faire la guerre aux Slovènes et aux Antes, c’était la faire au kha-kan. Dix fois pendant le discours de l’orateur, les officiers romains furent tentés de se jeter sur lui et de le châtier d’importance ; mais Priscus les arrêta : « Laissez, dit-il ; c’est du style et de l’insolence barbares. » Puis il signifia froidement à l’ambassadeur que ce qu’il faisait ne regardait point les Avars, que les Slaves n’avaient été compris dans aucun traité, et que la paix avec les Avars n’empêcherait pas les Romains de faire la guerre à qui bon leur semblerait. Kokh s’en alla, éclatant en menaces, et Priscus se mit en mesure d’ouvrir aussitôt la guerre offensive, car les Slaves paraissaient faire un temps d’arrêt. Au fond, le kha-kan et lui se comprenaient parfaitement, et Priscus savait bien que battre les Slaves, c’était affaiblir les Avars.

Les grandes plaines qui bordent le Danube au nord, et qui portent aujourd’hui les noms de Valachie et de Moldavie, recelaient alors un des principaux repaires des Slaves, situé, suivant toute probabilité, dans la zone qu’arrose le Sereth, et défendu par des marais et de grands bois presque impraticables. Ils y avaient déposé le butin de leurs dernières expéditions, la déplorable dépouille des provinces de Mésie, de Dalmatie et de Thrace. Un chef important, nommé Ardagaste, en avait la garde avec une assez forte armée. Priscus projeta de s’en emparer, et une marche nocturne l’amena à travers la forêt jusqu’au milieu du camp barbare. Ardagaste n’eut que le temps de se jeter tout nu sur un cheval sans selle, n’ayant d’autre arme que son épée. Tombé dans un parti de Romains, il met pied à terre, lâche son cheval, et fait face seul contre tous ; mais, près de succomber sous le nombre, il s’enfuit encore et gagne à toutes jambes les chemins les plus escarpés. Un tronc d’arbre qui se trouve sur son passage le fait choir, et il était perdu sans le voisinage d’une rivière qu’il aperçoit ; il y court, la franchit à la nage, et laisse bien loin