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le hasard de la promenade, le désœuvrement ou l’habitude ? Qui ne s’est assis à côté de ces petites gens qui raisonnent sur de grandes choses, et n’a essuyé un feu croisé de vieilles plaisanteries, de nouvelles politiques réchauffées, d’anecdotes de la ville, toujours les mêmes, aliment quotidien des cancans et des petites intrigues ?

« La boutique de l’apothicaire est la chambre législative, l’académie, le club, le café, la cour encyclopédique du pays. Il n’y a pas de question d’état ou de conflit ministériel dans aucun des cinq grands cabinets européens et même jusqu’au divan du grand-seigneur, dont les motifs ne soient attaqués, combattus, défendus, pesés, décidés dans la boutique d’un pharmacien de village. Il n’y a pas de question de paix ou de guerre, de dépêche télégraphique, de loi nouvelle touchant l’état ou la moindre commune, qui n’y soit lue, méditée, commentée, de manière à faire honte à tous les pairs, à tous les députés de France et d’Angleterre!— et tout cela sur la foi d’un seul témoin, mais inépuisable, irréfragable, timbré, sur la foi d’une piteuse gazette de province qui, attendue avec une ardente curiosité, arrive toute fraîche au village, tout au plus cinq ou six jours après la date qu’elle porte !

« Les notabilités de….. étaient dans l’officine chimico-pharmaceutique de Samuel D... Telle était l’enseigne écrite au-dessus de la boutique en ces termes inexplicables et effrayans pour les bons campagnards. Les habitués étaient monsieur le curé, l’agent communal, un vieux seigneur qui comptait parmi les notables de l’endroit, le médecin et un gros propriétaire. Un soir, la réunion était réduite à ces trois premiers. Le vieux seigneur était un de ces nababs au petit pied qui habitent sur les bords du lac, un de ces hommes qui, partis dans leur jeunesse avec le bâton et le paquet du colporteur sur l’épaule, voyagent en France et en Angleterre, et qui, après avoir fait une modeste fortune, reviennent à la chaumière où ils sont nés, la font élever d’un étage et badigeonner du haut en bas, puis y passent au sein du repos le reste de leurs jours, se faisant appeler seigneurs, et toujours prêts à raconter les merveilles dont ils ont été les auteurs ou les témoins.

« Le curé approchait de la soixantaine; il avait l’air paterne, le corps replet; c’était une bonne pâte de vieillard qui paraissait fait pour vivre paisiblement ses cent ans; il était de mœurs faciles, pourvu qu’il n’eût pris ni rhume, ni refroidissement, en faisant sa promenade sur le rivage, pourvu qu’une digestion difficile, après un dîner d’étiquette chez un des seigneurs qui passaient la saison d’été dans le pays, ne lui eût pas mis la tête à l’envers, et il est vrai de dire que ces accidens n’étaient pas d’une extrême rareté. Selon son habitude, le curé prenait ses aises dans un grand fauteuil que M. Samuel avait placé là, dans le coin le mieux abrité, exclusivement pour le révérend personnage. Il lisait, à la lumière d’une mauvaise chandelle, la gazette qui venait d’arriver. Les trois personnes qui l’entouraient prêtaient l’oreille à cette lecture comme les bonnes gens de l’antiquité aux paroles de l’oracle. Seulement M. Gaspard (c’était le nom du vieux hobereau) hochait de temps en temps la tête pour témoigner de son dissentiment, ou souriait d’une manière toute particulière. Le pharmacien et l’agent communal écoutaient, bouche béante, les nouvelles politiques que le curé entremêlait