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pas la vie publique, nous ne pourrions que nous traîner servilement sur les traces des Français. » Mais quoi ! avec un peu d’étude et de talent, ne vient-on pas à bout de faire un portrait au lieu d’une caricature ? Est-il donc besoin d’être initié à la vie publique pour décrire la vie privée, pour raconter les scènes du foyer domestique ? Le malade connaît son mal; il a tort de le croire incurable : pour en guérir, il lui suffirait de vouloir. Cette volonté se concilie peu, je le sais, avec les passions politiques qui animent le plus grand nombre des Italiens; mais il se trouve quelques esprits plus doux, quelques talens moins disposés à monter sur la brèche, qui ont dans les lettres la hardiesse dont ils manquent pour la vie publique, et qui ne craignent pas d’entrer dans la voie nouvelle. Leurs efforts ont pour nous d’autant plus de prix, qu’ils semblent un jalon planté sur la route de l’avenir. Au surplus, faire de l’art pour l’art, comme on dit aujourd’hui, n’est pas aussi inutile qu’on pourrait le penser. Dans les choses que mène la Providence, on atteint d’autant mieux le but qu’on s’en préoccupe moins; seulement, comme il faut se détacher du monde extérieur, se raidir en stoïcien contre les douleurs les plus poignantes, peu d’hommes en Italie sont capables de cet effort, à moins d’avoir été brisés dans la lutte, ou de n’en voir ni les péripéties ni les conséquences. Dans tous les cas, ils ont des admirateurs, non des disciples; leurs chants ont beau être harmonieux, ils restent sans écho.

C’est ce qui est arrivé à M. Nicolas Tommaseo. On connaît ce respectable martyr de l’indépendance; on sait la mansuétude et la vertu dont il fit preuve pendant la dernière insurrection de Venise, où il marcha toujours à côté de l’héroïque Manin, partageant d’abord ses espérances à l’heure du combat, puis sa fermeté à l’heure de la défaite. Presque aveugle aujourd’hui, il oublie au sein de la famille les amers déboires de la vie publique, et cherche dans ses croyances religieuses une suprême consolation. Cependant il n’a pas entièrement renoncé à des espérances déjà anciennes : du fond de sa retraite, il publiait, il y a trois ans à peine, un ouvrage écrit en français sous ce titre Rome et le Monde. Le choix de notre langue indique assez que M. Tommaseo entendait s’adresser à toute l’Europe catholique. Comme solution du problème social encore pendant aujourd’hui, et pour sauver la religion menacée, il proposait d’ôter au pape tout pouvoir temporel. Si cette proposition est d’un catholique, elle est au moins d’un catholique comme il y en a peu.

Ce n’est pas en qualité d’écrivain français toutefois que M. Tommaseo doit nous occuper. Sa réputation est fondée sur de meilleurs titres : d’intéressans travaux philologiques, quelques poésies, d’excellens conseils sur l’éducation, enfin deux ouvrages auxquels, faute d’un nom plus convenable, on s’accorde à donner celui de roman. Un style plein de caprice, de laisser-aller, de douce langueur et de grâce y relève partout les moindres choses; seulement ce style manque de naturel. On dirait que l’auteur s’est donné beaucoup de mal pour tourmenter sa pensée; mais il paraît que tel est le tour de son esprit : sa correspondance la plus intime ne porte pas moins que ses livres ce caractère de bizarrerie et d’étrangeté. Les Italiens ont un mot particulier pour désigner ce genre de style : ils l’appellent sazievole; cela veut dire, dont on est facilement rassasié.