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souvent chez M. Guerrazzi de ces analyses finement ironiques; mais tel n’est pas son génie : il ne se sent à l’aise que lorsqu’il peut inspirer la terreur ou célébrer le désespoir, et il ne connaît guère d’autre moyen pour y parvenir que l’abus de la parole. On s’expliquerait cette tendance pessimiste, si les trois romans qui ont fait à M. Guerrazzi une si grande célébrité au-delà des monts étaient postérieurs à la révolution de 1848. Quelle qu’ait été la conduite de cet avocat, de cet homme de lettres jeté par l’orage à la tête de la république toscane, sa punition a très certainement dépassé ses erreurs et ses fautes. Il a vu sa popularité s’évanouir en quelques heures, son pouvoir tomber devant une simple manifestation de la municipalité florentine; il a passé plusieurs années dans une dure prison, il a subi les angoisses d’un long procès, enfin il a dû partir pour un exil provisoirement perpétuel. On serait pessimiste à moins; mais n’est-ce pas une fâcheuse disposition d’esprit que de l’être de parti pris et à toute époque de sa vie ?

Il était impossible, on le voit, que la révolution de 1848 ne déterminât pas chez l’écrivain livournais un redoublement d’amertume. Le dernier ouvrage de M. Guerrazzi a paru depuis sa condamnation, et l’exagération qui y règne suffirait pour nous l’apprendre. C’est sur les rivages de la Corse que l’ex-dictateur, maintenant exilé, a écrit le Marquis de Santa-Prassede, ou la Vengeance paternelle. Cette œuvre bizarre peut être caractérisée d’un mot : c’est un tissu d’horreurs. Le marquis de Sainte-Prassède, déjà veuf et touchant à la vieillesse, épouse une femme jeune et belle, une Sicilienne qui avait été la maîtresse de Marc-Antoine Colonna, l’un des vainqueurs de Lépante. Irrités de ce mariage, quatre des fils du marquis assassinent cette belle-mère, qui déshonore leur nom, et s’enfuient de la maison paternelle. Le marquis revenant du Vatican, où le retenaient ses fonctions de camérier du pape, ne trouve plus qu’un cadavre et meurt aussitôt, frappé d’apoplexie, non toutefois sans avoir pu maudire ses parricides enfans. Cette fatale malédiction les poursuit dans leur fuite et s’appesantit sur leur tête. L’un, dévoré de la soif de l’or, commence par se livrer à l’usure, puis meurt empoisonné par un de ses frères, en marchandant au prêtre la messe de ses funérailles et sa bière au menuisier. L’empoisonneur lui-même, passionné pour l’alchimie et les sciences occultes, commet une foule de meurtres pour arracher aux entrailles saignantes de ses victimes le secret de la vie, et meurt sous la hache du bourreau. Le troisième, un débauché, un ivrogne, meurt, brûlé par les liqueurs dont il a fait abus, de cet effroyable mal qu’on appelle la combustion spontanée. Le quatrième, devenu capitaine de vaisseau, ne peut chasser le remords, veut en finir avec la vie et se fait tuer par les Turcs. Quant au cinquième, qui n’avait pas participé au meurtre, il échappe à la malédiction et survit seul à toutes ces catastrophes; mais l’auteur, qui aurait pu tirer un heureux parti du contraste d’un homme de bien parmi tant de scélérats, regarde sans doute son existence comme une exception, ses aventures comme un hors-d’œuvre, et il ne daigne pas même nous dire comment il vit, ni comment il meurt.

Si monotone, si dépourvu d’intrigue que soit cet affreux récit, il faut tenir compte à M. Guerrazzi, premièrement, de sa persistance louable à écrire dans une langue et d’un style qui peuvent servir de modèle partout où