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Il eût mieux fait de ne jamais quitter la science pour le roman : nul ne possède moins d’imagination que l’érudit professeur, même de cette imagination extérieure qui sert quelquefois à cacher sous la splendeur de la forme la pauvreté du fond. Trop scrupuleux historien pour traiter librement les thèmes fournis par l’histoire, M. Rosini fait de ses récits autant de procès-verbaux rédigés dans le style officiel et froid d’un greffier sans entrailles. Jamais un sentiment, jamais un mot qui parte du cœur et qui touche; les personnages s’agitent, l’histoire les mène; partout des faits ou des dialogues comme on en peut trouver dans un acte d’accusation ! Joignez à cela une médiocre habileté dans le choix du sujet, et vous aurez une idée de ce qu’est M. Rosini comme romancier. M. Rosini a publié plusieurs récits, car, après ce que je viens de dire, je n’ose plus employer le mot de romans. Dans l’un, Ugolino della Gherardesca, le héros, comme le titre l’indique, est ce fameux gibelin dont les vers de Dante ont immortalisé l’horrible supplice. N’est-il pas téméraire, je le demande, de prendre au poète florentin un de ses grands morts, et peut-on parler d’Ugolin après lui, fût-ce pour raconter sa vie ? Il y a quelque intérêt sans doute à savoir comment un tel homme a pu mériter une telle fin ; mais je vois là tout au plus la matière d’une note, d’une dissertation historique, non le sujet d’un roman.

L’Ugolin de M. Rosini nous rappelait l’Enfer et la tour de la faim ; sa Religieuse de Monza nous ramène à Manzoni. Il s’agit en effet de cette Gertrude dont les sombres aventures forment un des plus remarquables épisodes des Fiancés. Avec une sobriété qui est un caractère de son talent, Manzoni laisse Gertrude dans sa cellule dès qu’elle n’a plus de part aux infortunes de Lucie; il l’abandonne à ses remords, et ne nous apprend pas l’issue de sa criminelle intrigue. Toutefois le lecteur n’oublie pas cette étrange créature, et quand on lui en apporte des nouvelles, il écoute très volontiers. Voilà sans doute pourquoi la Religieuse de Monza a eu plus de douze éditions : le titre a fait le succès de l’ouvrage. Est-il possible en effet d’attribuer ce succès à une autre cause ? M. Rosini n’a aucune des qualités qui permettraient de se tirer avec honneur d’une lutte contre Manzoni : s’exposer à la comparaison, c’était ou bien de L’audace, ou trop de modestie. Si Gertrude inspire de l’intérêt, c’est en raison des tourmens de sa jeunesse; mais, devenue criminelle, quel peut être son avenir, sinon une longue et monotone expiation, ou une série de crimes nouveaux ? Entre ces deux alternatives, M. Rosini a choisi la première, il a dû dénaturer les caractères si bien composés par Manzoni, et les détails du récit ne rachètent pas cette infidélité.

Le troisième récit de M. Rosini, Luisa Strozzi, n’est pas de nature à nous faire modifier notre jugement. Il est donc superflu d’invoquer ce nouvel exemple d’une regrettable méprise. M. Rosini a trop méconnu la différence qui existe entre la tâche de l’érudit et celle du romancier; heureusement il a d’autres titres que ses récits à l’estime publique. Sans parler de son enseignement, ses nombreux travaux d’histoire et de philologie lui assurent une place honorable dans les annales littéraires de son pays. On n’oubliera point, par exemple, son édition et son excellent commentaire de Guicciardin.

Un érudit avait été le premier disciple de Manzoni, le second fut un poète. Cette fois l’imitation vint de plus près, et elle sembla plus digne du modèle.