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sentiment protestant, et si ce n’était le bruit qu’une secte de peintres[1] a récemment fait autour d’elle par sa manière singulière, plutôt que digne, de traiter les sujets de cet ordre; si ce n’était aussi que M. Millais passe pour le chef en quelque sorte de cette petite église, et joint à beaucoup d’affectation et de bizarrerie une forte dose de talent, nous garderions volontiers le silence sur sa page. En tout cas, nous n’y pouvons toucher qu’en passant, car un examen plus approfondi exigerait des discussions à la fois difficiles et trop longues pour l’occasion, peut-être aussi pour la valeur de l’œuvre. De nos jours, une grande cause d’embarras pour le critique, comme pour l’artiste sans doute, tient à la multitude des exemples, des traditions et des précédens accumulés par le passé. Si c’est là une mine de lumières qui donne au choix plus de latitude et suggère au pinceau plus de ressources, c’est là aussi une source de confusion pour l’esprit. Il faut tant de discernement pour opter et tant de persévérance pour appliquer, que bien peu sont capables d’éviter les écueils et de toucher au port. La composition de M. Millais doit être rangée au nombre des anomalies enfantées par cette mêlée d’influences. Sous le titre de La Lumière du monde, il nous présente une figure d’homme qui frappe à une porte, la tête couronnée d’épines, et tenant d’une main une lanterne d’antique modèle. Est-ce le Christ, est-ce Diogène, que nous avons devant nous ? La couronne d’épines indiquerait le premier, la lanterne est l’emblème du second; la robe blanche dont la figure est vêtue convient autant à l’un qu’à l’autre; le pallium richement brodé est également déplacé dans les deux cas : on n’y peut voir qu’une affectation d’archaïsme, comme dans l’exécution générale du tableau. De fait, c’est là une de ces productions où la religion, l’érudition, la métaphysique et le sentiment, les vieilles traditions et les innovations se combinent si étrangement avec d’excellentes qualités plastiques, qu’il en résulte un tout à la fois exubérant et incomplet qui échappe entièrement à la juridiction ordinaire de la critique. Cette peinture reflète éloquemment l’état moral de notre époque; elle est évidemment l’œuvre d’un jeune homme qui, avec des milliers d’êtres comme lui à ses côtés, et la tête plongée dans l’épaisse fumée de notions informes qui pèse sur les grands centres de population, absorbe à chaque haleine le mélange hétérogène sans pouvoir le digérer. Il y a pour nous quelque chose de pénible à voir un

  1. A propos d’une exposition antérieure, nous avons eu occasion de mentionner quelques jeunes peintres qui, sous le nom de pré-raphaêlites, avaient réussi à attirer l’attention du public. Leur manière au moins est très particulière, quoique leur but soit loin d’être aussi original. Ce qui les distingue surtout, c’est l’ardeur systématique avec laquelle ils s’appliquent à calquer les plus minutieuses apparences de la réalité.