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d’autres yeux ces apparitions secrètes. L’artiste sera comme le muet qui peut imaginer des choses magnifiques, mais qui n’a pas de langue pour les dire, et qui ne les communiquera jamais à aucune oreille humaine.

A l’appui de nos remarques, un simple coup d’œil jeté sur les catalogues des diverses expositions attesterait assez à quelle petite place la peinture de style est réduite à côté des trois genres en faveur : le portrait, le paysage et l’art de chevalet; mais nous pouvons descendre à une statistique plus précise. Sur 3,442 morceaux envoyés par les ateliers, il n’y en a pas plus de 50 que l’on puisse strictement qualifier de sujets religieux. Laissant de côté pour le moment ces peintures dont nous dirons un mot plus tard à d’autres titres, et arrivant aux tableaux d’histoire, nous en découvrons un nombre encore plus restreint. Si nous nous en rapportions au titre des œuvres, nous aurions à grossir de beaucoup notre chiffre; mais juger les productions elles-mêmes, à voir combien les gentillesses de la peinture de salon y prédominent et avec quelle recherche amoureuse les étoffes et autres accessoires y sont traités, il est clair que les artistes ont pris leur sujet par ce côté, et qu’ils se sont mis au travail avec des alléchemens que la gravité historique n’eût pu que dérouter. Néanmoins tous les interprètes de l’histoire n’ont pas ainsi entendu leur tâche; il en est, quoiqu’en petit nombre, qui, par leur manière de concevoir et de rendre, ont mieux répondu aux exigences de leur thème.

Le comte de Pembroke épousant sur le champ de bataille la fille d’un roi irlandais vaincu, de M. Maclise, et le Dernier Sommeil d’Argyle avant son exécution, de M. E.-M. Ward, sont évidemment les deux œuvres principales de cette catégorie. De plus, ce sont les deux plus grandes toiles des cinq expositions, bien qu’à elles deux elles ne fassent pas même la moitié de l’espace si vigoureusement couvert par M. Couture dans son Orgie romaine. Les auteurs de ces tableaux ont fait preuve l’un et l’autre d’une grande habileté et d’amples ressources, mais chacun à sa manière. Le pinceau de M. Ward a plus de réalité, parce qu’il est plus soumis et qu’il s’en tient davantage à imiter. M. Maclise l’emporte par la verve et la fougue, parce qu’il se préoccupe plutôt de son propre rêve d’artiste que des probabilités de l’épisode réel. Cette manière d’entendre une composition pourrait être appelée poético-historique. Les faits et les personnages se sont mariés dans son imagination avec les rhythmes et les accords de lignes, de formes et de tons, et il a saisi un des aspects de cette vision sans cesse tournoyante pour le fixer sur sa toile. Hors de la toile, sa composition et ses agencemens seraient une impossibilité. Un pareil événement ne peut se produire sous aucune