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sociales, comme leurs procédés artistiques, proviennent dans une large mesure de cette différence d’organisation ?

Ce qui se fait remarquer le plus vite à Londres, c’est l’absence de ces vastes toiles dont Paris voit toujours un ample déploiement. — Les dimensions du canevas influent sur le caractère de la peinture. L’ambition de couvrir une immense surface est déjà pour l’œuvre un élément de grandiose, et la capacité de la remplir en est un autre. Si l’espace est dignement employé, si la beauté et l’élévation du sentiment s’allient à une puissante entente de la forme, et si cette double inspiration est dirigée par une connaissance approfondie de l’art, le résultat est une peinture de la plus sublime espèce : un morceau épique. En France, l’écolier met à peine le pied dans un atelier, qu’il parle de produire sa grande page; il tremble déjà de bonheur à l’idée d’entendre le grand canevas clapoter sous sa brosse, et aussi loin que peut conduire le savoir-faire qui s’apprend, les moyens d’arriver sont à sa portée. Il va sans dire que peu de ces titans gravissent jusqu’aux cimes et que beaucoup restent au-dessous de leurs prétentions; toujours est-il que dans la masse des grandes compositions on compte quantité d’œuvres qui ont une valeur au-dessus du commun, qui montrent en tout cas la science et l’expérience où l’on n’arrive que par un cours complet d’études poursuivies avec persévérance et avec des aptitudes naturelles.

En Angleterre au contraire, on dirait que la peinture résiste et se ferme à des aspirations qui ont pourtant largement attesté leur existence par sa littérature. Bien que, dans les œuvres de la plume, le sentiment du grandiose ou du sublime ait atteint aux plus imposantes hauteurs, bien qu’il ait jailli avec l’énergie soutenue qui révèle un instinct parfaitement spontané, il lui faut des stimulans pour le décider aux grands efforts du pinceau, et peu de courages s’enflamment à l’appel, peu des coups aussi que portent les braves sont réellement des exploits héroïques. Comment se fait-il que l’audace et la ténacité proverbiale de la race paraissent ici en défaut ? Pourquoi les peintres hésitent-ils ou n’avancent-ils qu’avec timidité ? Ne serait-ce point parce qu’ils se défient de leur propre force et de la sympathie d’autrui ? En eux-mêmes ou dans le public, ils ne rencontrent aucun point d’appui suffisant; nul fonds de grande science n’existe ni d’un côté ni de l’autre, et sans cette érudition qui ne peut venir que d’une initiation spéciale, le grand art ne saurait se produire. Peu importe que l’âme ait été coulée dans le moule royal de la beauté et que les nobles extases lui soient accordées : si l’œil n’a pas été préparé à distinguer et à mesurer les modulations des lignes et des couleurs, et si la main n’a pas acquis, par un labeur obstiné, le talent de les saisir, jamais le pinceau et le ciseau ne rendront visibles pour