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renversé un empire, il éprouve et confesse des douleurs contenues, mais profondes; du sein des palais d’Orient, les plus chers souvenirs le reportent vers la maison qui ne fut pas seulement celle de la victoire, mais l’asile sacré des premières amours; il déclare fade et triste la gloire qui sera pourtant désormais la seule idole de sa vie, et l’âme de bronze dont le lecteur va contempler durant dix longs volumes l’attitude impassible pousse un cri suprême comme pour se rattacher une dernière fois à la nature humaine. « J’ai beaucoup de chagrins domestiques... Ton amitié m’est bien chère : il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu’à la perdre et te voir me trahir... C’est une triste position d’avoir à la fois tous les sentimens pour une même personne dans un seul cœur. Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne; je compte y passer l’hiver et m’y enfermer : je suis ennuyé de la nature humaine; j’ai besoin de solitude et d’isolement; les grandeurs m’ennuient; le sentiment est desséché. La gloire est fade à vingt-neuf ans; j’ai tout épuisé; il ne me reste plus qu’à devenir bien vraiment égoïste... Je compte garder ma maison, jamais je ne la donnerai à qui que ce soit... Je n’ai plus que de quoi vivre. Adieu, mon unique ami, je n’ai jamais été injuste envers toi. Tu me dois cette justice, malgré le désir de mon cœur de l’être : tu m’entends ? Embrasse ta femme et Jérôme[1]. »

Si la lassitude de la gloire fut aussi passagère chez Napoléon que l’accès de misanthropie jalouse par lequel cette lassitude était alors provoquée, toutes les pages de sa correspondance, à partir de cette époque, constatent que l’égoïsme ne tarda pas à prendre dans son cœur la large place qu’il menaçait déjà de lui donner. Devenu depuis Marengo maître de la France, et depuis Austerlitz maître du monde. Napoléon s’occupa sans doute beaucoup de sa famille : celle-ci ne tint pas dans ses préoccupations et dans ses projets une moindre place qu’elle ne l’avait fait durant la première période de sa vie; mais il s’en occupait tout autrement qu’au temps où, avec un si sérieux dévouement filial, il consacrait les premiers fruits de sa gloire à l’assister dans ses besoins. Au lieu de servir les intérêts de ses frères, il fit de ceux-ci les instrumens de sa propre puissance, et lia leurs destinées

  1. Napoléon à Joseph. Le Caire, 25 juillet 1798.