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Berkley ouvre les yeux : — « Quelle dame et quelle voix ? » Flemming s’étonne déjà qu’on admette l’existence de plus d’une : — « Celle en deuil, répond-il, celle qui se tenait à la fenêtre. » Il apprend qu’elle s’appelle miss Ashburton, qu’elle est la fille d’un officier anglais mort à Naples, et qu’elle voyage pour sa santé avec sa mère. — « Est-elle belle ? Poursuit-il. — Je ne trouve pas, dit Berkley, mais elle est fort intellectuelle ; je ne serais pas étonné d’apprendre que ce fût une femme de génie. »

Malgré ce qu’en dit l’excentrique Berkley, Mary Ashburton est très belle, mais belle pour qui sait comprendre sa beauté, et non pas pour la foule, à qui cette beauté-là ne dit rien. « Il y avait dans sa figure une sérénité si grande, et dans ses yeux quel regard profond ! Ce n’étaient pas des yeux brillans, mais lumineux. Sa taille était superbe, et chaque mouvement d’une si majestueuse grâce, qu’on eût dit d’une musique muette. Dans tout son être pas une nuance discordante, l’harmonie la plus parfaite entre le corps, le visage et l’âme. Et celui dont l’âme arrivait à comprendre la sienne devait nécessairement l’aimer, et l’ayant aimée, elle, ne plus jamais aimer d’autre femme dans cette vie. »

C’est là aussi la destinée de Paul Flemming. A dater du moment où il a senti la beauté de cette femme, elle le possède irrévocablement, car ce qui le domine lui est soumis, à elle. « Il ne concevait pas comment Berkley pouvait ne pas la trouver belle, et cependant, loin d’en être offensé, cela lui faisait plaisir. Il se répétait toujours quel bonheur il y aurait à comprendre seul la beauté de l’être aimé et à trouver en même temps cette beauté incomparable. À cette pensée, que l’univers entier lui semblait beau !… Notre vie n’a rien de plus sublime que la première conscience de l’amour, ce premier bruissement de ses ailes d’or, le souffle naissant de ce vent d’orage qui plus tard bouleversera l’âme, la purifiant ou la dévastant. »

Malheureusement il suffit d’un mot pour jeter l’épouvante dans l’esprit de Flemming, et ce mot est dit avec tant de simplicité, il est si naturellement amené dans le récit, que ce qu’il a de cruel et de fatal n’en ressort que mieux. La vie du héros d’Hypérion s’écoule à côté de Mary Ashburton, qui apprécie en lui une intelligence aussi haute que la sienne. A tant de sympathie, à cet ardent enthousiasme de la nature et de l’art, à ce culte, à ces sentimens si vivement partagés, Flemming pourrait se tromper, s’il aimait moins ou s’il était d’une nature moins supérieure ; mais on sent dès le début qu’une crainte mystérieuse se mêle à toutes ses joies, et l’empêche de jamais se livrer à une bien franche espérance. Un jour enfin, miss Ashburton s’est mise à parler du Mont-Blanc avec un sentiment vrai de la nature qui l’entraîne ; puis, se retournant soudain : «Est-il possible,