Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/63

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prodigues à celui qu’il nomme encore son frère bien-aimé, de piquantes incitations à sa belle-sœur pour qu’en lui donnant le plus vite possible un petit neveu, elle se procure le suprême bonheur de la vie, celui de nourrir et d’élever des enfans; des préoccupations très vives touchant le sort et l’avenir de sa famille, enfin des opinions républicaines fort prononcées, voilà quels sont les caractères de ces épanchemens heureux, où se révèle l’homme primitif avant sa transformation. Dans ces lettres d’un intérêt sans égal, quelques mots, en dissonance avec le ton général, permettent seulement, et comme par hasard, de constater l’identité des deux natures : c’est ainsi qu’après ses premiers succès militaires à Toulon et à Paris, et au sein du bien-être dont ils sont devenus la source, il se sent tourmenté de son repos, et qu’il éprouve, tout en jouissant beaucoup de la vie, une sorte de fiévreux besoin d’affronter la mort.


« Tu le sais, mon ami (écrit-il à Joseph en novembre 1795), je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens. Si mes espérances sont secondées par le bonheur qui ne m’abandonne jamais, je pourrai vous rendre tous heureux et remplir vos désirs... Sois très insouciant de l’avenir, très content du présent, gai, et apprends un peu à t’amuser. Moi. je suis satisfait. Il ne me manque que de pouvoir me trouver à quelque combat : il faut que le guerrier arrache des lauriers ou meure au champ de gloire... Je suis peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. »


Dans cette introduction presque naïve à une vie pompeuse et théâtrale, il est facile de saisir la portée du trait final, et l’on peut pressentir que cet homme tenté de ne pas se déranger lorsque passe une voiture poursuivra bientôt sa fortune avec une sorte de sérénité olympienne à travers l’écroulement des empires et l’immolation des générations accumulées. C’est la fatalité qui se révèle et l’étoile de l’empire qui se lève.

Aussitôt que le général Bonaparte fut investi du commandement en chef de l’armée d’Italie, son premier soin fut d’appeler le cher confident de son enfance à partager ses naissantes grandeurs. L’homme qu’il aspirait quelques mois auparavant à pourvoir d’un consulat dans le pays même où il le ferait bientôt régner devenait en 1797 ministre plénipotentiaire à Rome. Joseph portait à Pie VI les premières ouvertures bienveillantes que le souverain pontife eût reçues de la France depuis la révolution, et l’on pouvait entrevoir déjà dans les habiles ménagemens prescrits par le jeune général envers la cour romaine ses profondes pensées d’avenir. Lors de l’insurrection