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s’est agi d’assurer l’existence, il ait négligé la littérature, cela se comprend; mais du moment où le sentiment et le besoin de l’idéal se sont réveillés en lui, que d’avantages ne possède-t-il point! Croyez-vous qu’au jour venu la magnificence de tout ce qu’il voit ne se reflète pas dans sa pensée, et que sous sa plume la langue ne se pare pas comme le sol ? Jeté au milieu du désert avec tous les besoins de la civilisation, sa loi est de dompter la nature avant de l’admirer; mais peu à peu il appréciera ce que Dieu lui a donné, et, s’inspirant du monde extérieur avec l’intensité qu’il met à toute chose, l’expression qu’il trouvera sera égale à l’impression qu’il aura reçue. C’est en effet aussi ce qui est à remarquer chez les deux écrivains déjà cités comme représentant le mieux la complexité du caractère américain, complexité que l’on peut désigner ainsi : le plus fort développement possible de l’activité humaine au sein de ce que la nature a de plus infini. Dans le discours intitulé le Jeune Américain, lisez les pages d’Emerson sur le négoce (j’évite de dire commerce, car trade est le mot qu’il emploie), et vous verrez si, parmi les sujets que nous regardons comme exclusivement dignes de s’unir à l’idéal, beaucoup ont inspiré une pareille éloquence. On voit dans la langue elle-même une richesse naturelle qui, chez l’Anglais, provient du talent de l’auteur seul. On dirait de ces Péruviens barbares dont la batterie de cuisine était d’or. Ceci, on le comprend, n’a que peu d’importance, tant que manque l’ouvrier qui doit tailler cette matière précieuse; mais du jour où il se trouve, on devine quelles magnificences peuvent éclore. M. de Chateaubriand disait de la langue anglaise qu’elle lui semblait avoir plus que toute autre « la capacité de la force. » Nous ajouterons que, telle qu’elle nous apparaît dans les contrées transatlantiques, elle a surtout la facilité de la splendeur. Déjà Byron s’étonnait, il y a près de quarante ans, de la beauté et de la richesse du langage de Washington Irving, et disait dans une de ses lettres que, « sans contredit, l’homme qui alors écrivait le mieux l’anglais était un Américain. » Que serait-ce s’il avait pu lire certaines pages de Longfellow !

Les caractères de la littérature américaine s’expliquent donc par deux influences : — d’une part la vie publique développée dans toute sa puissance, de l’autre la nature contemplée dans toute sa splendeur. Connaissant la double action qui s’exerce sur le génie américain, nous pouvons maintenant apprécier avec plus de précision celui qui en a été avec Emerson le plus notable interprète.


I.

Longfellow nous est à peu près uniquement connu en France par son poème d’Evangeline, et c’est, selon moi, fort à tort. Il y a dans