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poètes; c’est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un artiste. Voici comment il nous est possible d’expliquer au lecteur cette page de musique fantastique. Qu’on s’imagine une harmonie triste et condensée remplie de reflets et de modulations sinistres qui s’éparpillent en tous sens, comme des clartés bleuâtres et fugitives dans une nuit sombre, et, sur ce fond qui est le thème choisi, qu’on entende un registre de voix humaines de l’orgue de Saint-Vincent-de-Paul, par exemple, murmurant une mélopée mélancolique de quelques notes chromatiques et s’arrêtant tout à coup, comme si elles ne pouvaient en dire davantage. Cet effet est produit par des voix de femmes invisibles qui chantent derrière la coulisse à bocca chiusa, c’est-à-dire avec les lèvres contractées comme l’anche d’un hautbois ou d’un basson. L’effet produit sur le public par ce court intermède symphonique nous confirme dans l’idée que nous avons émise bien souvent sur la possibilité de rajeunir la vieille forme du ballet en y ajoutant l’élément nouveau d’un grand développement symphonique. Ce n’est point à des écoliers ni à des compositeurs de contredanses que nous aurions confié la mission d’écrire la musique d’une fable poétique et intéressante. Si nous avions eu quelque influence sur la direction de l’Opéra, nous n’aurions pas laissé mourir Mendelssohn, ni s’évaporer le talent gracieux de M. Félicien David, sans avoir essayé de les intéresser à une conception chorégraphique, où leur muse aurait pu donner l’essor à toutes ses fantaisies. Beethoven, Weber, Mendelssohn, Meyerbeer, ont fait des mélodrames et de la musique de ballet où le génie de chacun de ces maîtres s’est révélé sous des formes impérissables.

Rodolphe se trouve transporté, par un pouvoir magique, dans le château de ses pères dont il vient de contempler les ruines. Il retrouve tous les objets qui ont charmé son enfance et voit apparaître dans la salle du banquet les ombres de ses aïeux qu’il interpelle :

Ombres que je révère, ancêtres glorieux.
Parlez!... Qui vous ramène au foyer domestique ?


Toute cette grande scène d’évocation, qui rappelle malheureusement celle du troisième acte de Robert, n’a pas trouvé dans le musicien un interprète suffisamment pénétré de ce qu’un thème si riche lui offrait de ressources. M. Gounod ne semble pas avoir pleinement compris la situation qu’on lui avait préparée, et n’a pu éviter quelques réminiscences du chef-d’œuvre de Meyerbeer.

Au troisième acte, on remarque d’abord le duo entre Rodolphe et son page Urbain qui renferme des idées gracieuses, mais dont l’allegro ne semble pas du même style que le commencement. Ce défaut d’unité que nous avons déjà signalé indique que M. Gounod n’est pas encore parvenu à fondre les divers élémens qui doivent constituer sa manière. Il a été plus heureux dans l’air que chante Rodolphe pour exprimer le bonheur auquel il s’attend :

Un air plus pur,
Un ciel d’azur
Brille à ma vue !
Rêve d’amour
Calme en ce jour
Mon âme émue!