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signaler avec éloge. De ce nombre est l’engagement de Mme Stoltz, qui a reparu avec un certain éclat sur l’ancien théâtre de ses succès. Mme Rosine Stoltz n’est point une artiste ordinaire. Elle a de la passion, de la verve, une voix fortement trempée, que le temps n’a pas émoussée dans la partie moyenne de son clavier. Sans doute le goût de la cantatrice n’est pas toujours irréprochable, on pourrait même désirer qu’elle n’eût point emprunté à l’Italie quelques ornemens parasites qui ne peuvent s’excuser dans le style soutenu et déclamatoire de l’école française, que lorsque la fantaisie se mêle à la passion, et que l’exécution vocale est d’ailleurs parfaite. Nous aurions encore à relever dans la manière de Mme Stoltz quelques défauts de prononciation, tels que des mots trop fortement scandés et des syllabes ambitieuses qui attirent plus qu’on ne voudrait l’attention de l’oreille. Mme Stoltz se corrigera facilement de ces légères imperfections, qu’on lui a déjà signalées, et son talent incontestable grandira dans ce travail d’épuration qu’elle est digne d’entreprendre.

Il nous faut bien aussi dire un mot d’un incident qui a occupé l’opinion publique, et qui menace de devenir un épisode judiciaire : nous voulons parler de la disparition de Mlle Cruvelli, qui a rompu violemment la chaîne d’or qui l’attachait à l’Opéra depuis un an. Elle a fui, non pas comme un Parthe, en lançant ses traits, mais comme un soldat qui déserte à l’ennemi avec armes et bagages. Ce n’est pas nous qui sommes étonné d’une pareille conduite. Mlle Cruvelli a été à Paris ce qu’elle a été à Milan, à Gênes, à Londres, à Francfort, — un esprit indiscipliné, une artiste peu digne de l’intérêt qu’on lui a témoigné. Sans nous aventurer dans les suppositions que fait naître un procédé que l’opinion a déjà jugé sévèrement, nous dirons que l’administration de l’Opéra est plus heureuse qu’habile de se voir débarrassée d’une cantatrice capricieuse qui ne pouvait pas lui rendre l’argent qu’elle lui coûtait. Laissons cependant ces querelles de coulisses pour nous occuper du nouvel ouvrage en cinq actes qu’on vient de représenter à l’Opéra, la Nonne sanglante de M. Gounod.

Le sujet de la Nonne sanglante est tiré d’un roman de Lewis, le Moine, qui a eu un grand retentissement au commencement de ce siècle. Ce roman, qui reproduisait la manière d’Anne Radcliffe, a déjà été la proie des faiseurs de mélodrames, qui en ont défrayé les théâtres des boulevards. M. Scribe, qui ne recule devant aucune tentative, s’en est inspiré à son tour et en a tiré un poème lyrique qui pourrait être moins sombre et mieux conçu dans l’intérêt du compositeur.

La scène se passe en Bohême, aux environs de la ville de Prague, vers le XIe siècle. Deux familles rivales, celles du comte de Luddorf et du baron de Moldaw, sont en guerre et s’assiègent dans leurs châteaux. Pour mettre un terme à ces dissensions qui troublent le pays, Pierre l’Ermite intervient, et ordonne, au nom de Dieu, d’unir les deux familles par un mariage. Agnès, la fille unique du baron de Moldaw, épousera Théobald, fils aîné du comte de Luddorf. Cette paix de Dieu est acceptée avec joie par tout le monde, excepté par Rodolphe, frère de Théobald, qui depuis longtemps aime secrètement Agnès, et dont l’amour est partagé. Rodolphe, désespéré d’un projet d’union qui brise ses plus chères espérances, propose à sa fiancée de fuir et