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des mascarades ! Nul peuple au contraire n’a été plus sérieux et plus ardent dans les choses sérieuses. La foi morale, l’intrépidité intellectuelle, la passion portée dans la science, nul n’a eu toutes ces qualités, nous dirions presque ces vertus, autant que le peuple italien. Leurs spéculations ne sont pas froides comme l’intelligence, mais chaudes comme la vie qui les inspira et le climat sous lequel elles se produisirent. En vérité, la placidité, la sérénité de Leibnitz et de Newton me semblent glaciales, comparées à la fougue scientifique et au génie brûlant de Galilée. Les ingénieuses dissertations de Montesquieu sont admirables de pénétration judicieuse ; mais il est probable que l’Esprit des Lois ne fera jamais éprouver de bien fortes émotions à personne, tandis qu’il est impossible de lire Machiavel sans se sentir déchiré, affligé, troublé comme à la représentation d’un drame. Albuquerque, Vasco de Gama, l’infant don Henri, furent des héros, mais jamais ils ne le furent au même degré que le Génois Christophe Colomb, l’âme la plus religieuse et la plus naïvement dévouée aux œuvres de Dieu qui ait jamais été. Le sublime Milton paraît presque pédantesque, compassé, mesquin à côté de Dante. Les peintres espagnols et hollandais sont de grands artistes qui expriment admirablement, les premiers le fanatisme catholique, les seconds la trivialité de la vie bourgeoise ; mais les peintres italiens ne sont pas seulement des artistes : ce sont de très grands hommes ayant des conceptions, des conceptions qui ne sont pas le reflet de préjugés populaires ou la copie exacte des trivialités de la vie de chaque jour, qui sont éternelles comme le monde idéal et moral dont elles nous reproduisent les personnages.

Voilà pourquoi j’aime l’Italie et le peuple italien ; c’est le peuple qui a été le plus ardemment sérieux, et personne ne l’a remplacé sous ce rapport. Depuis les Italiens des XVe et XVIe siècles, l’humanité a eu encore de très grands hommes, mais elle a eu une note de moins, la plus puissante, la plus grave de toutes. Cette ardeur sérieuse n’est pas cependant éteinte en Italie ; vous la retrouvez encore chez les Italiens, mais exagérée et pervertie comme leur peinture après les Carrache ; vous la retrouvez, mais envenimée, enfiellée, pleine de rages impuissantes, de blasphèmes, de colère et de tristesse sombre et fiévreuse chez un Alfieri et un Foscolo. L’étincelle est recouverte sous d’épaisses couches de cendres, mais elle n’est pas morte ; elle brillera de nouveau aux regards pour allumer, nous l’espérons, non pas un incendie, mais un flambeau bienfaisant.


EMILE MONTEGUT.