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part, offrirait de grandes difficultés à des armées régulières, marchant en masse et offrant partout trop ou trop peu de force. Ce sont là des traces bien persistantes des mœurs anciennes ; du reste, dès que l’on quitte le littoral de la Seine, on observe que les populations des campagnes sont moins exclusivement de race normande pure. Ces observations m’ont été confirmées par un administrateur qui a été longtemps à la tête de l’arrondissement du Havre, et qui avait curieusement noté les traits distinctif des populations de sa circonscription politique.

On a entrepris et en partie exécuté d’immenses travaux pour améliorer la navigation dans les dangereux parages de Quillebœuf. Le but général de ces constructions est de resserrer le lit de la rivière, de manière à lui donner plus de profondeur en diminuant sa largeur. C’est ainsi que dans plusieurs rivières d’Ecosse et même dans la Tamise, au-dessus de Londres, on a obtenu un flottage bien plus permanent à la basse-mer. Plusieurs personnes ont cru que l’on supprimerait en même temps la barre ou mascaret de la Seine. Sans doute, en donnant plus de profondeur aux eaux d’un fleuve dans une localité, on supprime l’arrêt des ondes en cet endroit ; mais on le reporte plus haut, au point où la profondeur diminue nécessairement, car il est impossible de donner à une rivière la même hauteur d’eau depuis son embouchure jusqu’à sa source. Les grands empierremens qui tracent un bassin restreint et plus profond à la Seine, en amont et en aval de Quillebœuf, ont donc reporté le point où s’opère la diminution de profondeur beaucoup au-dessus de cette ville, dans les environs de Villequier. Pendant bien des années, j’ai vu le mascaret atteindre sa plus grande force à Aizier, à moitié distance de Quillebœuf à Caudebec. Jusqu’ici, aucune crise de mer n’est venue contrarier les travaux des ingénieurs des ponts et chaussées. La grande marée du commencement d’octobre 1854 a été accompagnée d’un si grand calme, que les digues en voie d’exécution n’ont point eu à souffrir.

Rien n’est plus satisfaisant pour le juste orgueil de l’homme intellectuel que de se figurer cette fourmi penseuse debout sur l’extrême langue de terre qui porte aujourd’hui le phare de Quillebœuf. Ce petit être imperceptible au milieu de la vaste enceinte des mers, des promontoires, des vallées, des marais, des plaines, des falaises, a oublié le sentiment de sa nullité de taille dans ce grand monde physique. L’homme s’est dit : Cet Océan indomptable, je le dirigerai ; ces écueils mobiles, je les fixerai ou je les délaierai ; ces passes dangereuses, je les approfondirai ; ce mascaret destructeur, je le rendrai inoffensif. J’emprunterai aux escarpemens des rochers pour endiguer les vases du fleuve, et, tout en travaillant pour la navigation,