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dissimuler la richesse de la cargaison inférieure. Enfin, il y a peu d’années, une société fut formée, et à grands frais les parties du navire que l’on pouvait atteindre furent cerclées en fer pour servir de point d’attache aux chaînes des flotteurs qui devaient soulever le Télémaque et ses richesses ; mais la coque pourrie ne suivit point le bordage, et on vit s’évanouir les dernières espérances des chercheurs de trésors. J’ai vu moi-même l’agent préposé à ces travaux, qui, disait-on, ne voulait pas survivre à ce désappointement. En cela du moins, comme l’homme de La Fontaine, il fut servi à souhait par la fortune : dans une petite excursion à Aizier, à quelques kilomètres de Quillebœuf, ce malheureux, sautant à bas de sa barque, glissa sur la vase ; il tomba à la renverse et se noya dans le lieu le moins dangereux du rivage. Je ne voudrais pas répondre que plus tard le sol consolidé de la place où gît le Télémaque ne fût fouillé aux dépens de nouveaux actionnaires, car à la honte de la cupide espèce humaine, en fait de valeurs financières, la marchandise qui se vend le mieux, c’est l’espérance, et d’après le peu de valeur que lui assigne mathématiquement la théorie des probabilités, aucune denrée n’est aussi chère. C’est du reste l’histoire de toutes les loteries.

Avant l’établissement des remorqueurs à vapeur, dès qu’un navire était arrêté sur un banc et que la barre arrivait, il était déclaré en perdition ; on l’attachait tant bien que mal aux arbres du cimetière avec des câbles d’un kilomètre de longueur, tout le monde descendait à terre, et on attendait l’effet de la chance, qui souvent était fatale, Il y avait ordre exprès d’abandonner le navire et de sauver l’équipage, comme si le naufrage eût déjà été accompli. J’ai plusieurs fois été témoin des efforts désespérés que faisaient les braves pilotes de Quillebœuf pour sauver des navires que le vent, le courant et surtout le brouillard amenaient dans une position critique. Un matin de forte barre, le brouillard, s’étant dissipé, laissa voir un bâtiment en détresse chargé de bois, et sur lequel étaient huit personnes dans le plus grand danger. À l’instant même, plusieurs embarcations furent mises à l’eau, on attacha des câbles qui, mis au bout l’un de l’autre, faisaient plus de 4 kilomètres. Les premières tentatives ramenèrent à terre sept des huit hommes d’équipage. Le dernier, forcément abandonné, semblait devoir périr, lorsque huit pilotes vigoureux, avec un homme au gouvernail, faisant force de rames, parvinrent à accoster le navire en péril, et non-seulement purent sauver le huitième marin, mais encore amarrer le navire, et, suivant leur expression, « ramener le cheval à l’écurie. » Dans plusieurs de ces circonstances, j’observai qu’un câble fixé au rivage permettait à un bateau de remonter contre le courant, à peu près comme un