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fois il se sent étouffé, il se démène, il est fou de fureur, il crie comme les Berserkers Scandinaves.

Impuissantes malédictions ! ta malédiction la plus terrible ne tuera pas une mouche. Supporte ton sort et essaie de pleurnicher tout doucement et de prier.

III.

Comme elle rampe lentement, cette limace horrible appelée le temps! moi cependant, je reste là immobile à la même place.

Dans ma sombre cellule pas un rayon de soleil, pas une lueur d’espérance; je le sais, c’est seulement pour la fosse du cimetière que je quitterai cette chambre fatale.

Peut-être suis-je mort depuis longtemps. Peut-être ne sont-ce que des spectres, toutes ces fantaisies qui, la nuit, déroulent leur procession bigarrée dans mon cerveau.

Ce pourraient bien être les ombres de toute la clique des dieux païens; ils choisissent volontiers pour y prendre leurs ébats le crâne d’un poète trépassé.

Et cette douce et terrible orgie, cette folle bacchanale nocturne des esprits, souvent le lendemain matin la main du poète mort essaie de les écrire.

IV.

Je les vis rire, je les vis sourire, puis je les vis tomber dans l’abîme. J’entendis leurs sanglots, leurs râles d’agonie, et j’assistai à tout cela sans être troublé.

Vêtu de deuil, je suivis leur convoi funèbre et l’accompagnai jusqu’au cimetière; ensuite, je ne le cacherai pas, je dînai de bon appétit.

Aujourd’hui cependant, voici que tout à coup je pense avec tristesse à tout ce cortège d’amies mortes depuis si longtemps. Un amour subitement allumé agite d’étranges flammes dans mon cœur !

Ce sont surtout les larmes de la petite Juliette qui me reviennent en mémoire. Le doux regret devient un désir fougueux, et jour et nuit je l’appelle!

Souvent la fleur morte s’offre à moi dans les songes de ma fièvre; alors je reprends courage comme si elle donnait un aliment posthume au feu de mon amour.

O gracieux fantôme, enveloppe-moi de tes bras. Plus ferme, plus ferme encore ! presse ta bouche sur ma bouche; adoucis l’amertume de la dernière heure !

V.

Tu étais une blonde jeune fille, si gracieuse, si gentille, — et si froide! Vainement j’attendais l’heure où ton cœur s’ouvrirait pour laisser jaillir l’enthousiasme.

L’enthousiasme de ces choses sublimes que le sens commun et la prose estiment peu, il est vrai, mais pour lesquelles tout ce qu’il y a de noble, de beau et de bon sur cette terre rêve, souffre et saigne.

Aux bords du Rhin, près des coteaux couverts de vignes, nous allions jadis pendant les jours d’été. Le soleil riait; du calice amoureux des fleurs s’exhalaient des parfums embaumés.