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livre d’heures à leur ceinture, et s’en servir très pieusement. Le catholicisme, au moment où les guerres civiles avaient affaibli son influence, n’avait pas encore vaincu l’obscénité des paroles, comme il avait, et depuis longtemps, vaincu la cruauté, l’indiscipline, la licence du sang barbare et la voluptuosité, si je puis dire, du sang romain. Aussi bien cette légèreté et ce cynisme de paroles n’avaient pas, au point de vue moral, les conséquences qu’ils auraient maintenant. L’imagination générale n’était pas encore développée, le travail matériel y avait mis obstacle, et le loisir n’avait pas encore aiguisé les sens ; aussi cette licence dans les mots ne paraissait-elle devoir produire d’autre résultat que de fouetter les esprits appesantis par la gravité de la vie ordinaire et de maintenir quelque vivacité aux corps lassés par le travail constant. Ce peu de danger qu’une telle liberté offrait alors, joint à la naïveté et à l’amour de la réalité, amenait parfois les plus saints personnages à ce qu’on appelle de nos jours la grossièreté. Au XVe siècle, cette licence devint plus générale, elle arriva jusqu’à la brutalité la plus abandonnée, et les hommes les plus graves subirent comme une nécessité mystérieuse qui les poussait au cynisme. Michel Menot, Olivier Maillard et les autres prédicateurs populaires restent pour nous, malgré les lourdes railleries d’Henri Estienne, de grands esprits et de véritables apôtres ; rien n’égale leur brutalité. Anthoine de La Salle, homme grave, personnage austère, digne précepteur des enfans de la maison d’Anjou, justement vénéré à la cour de Bourgogne, l’auteur des Quinze Joies de Mariage, devient le rédacteur des Cent Nouvelles, auprès desquelles les Contes de La Fontaine sont des idylles. On a publié dernièrement le plus intéressant ouvrage qui peut-être ait été écrit au XVe siècle, les Mémoires de Philippe de Vigneulles ; nous y trouvons un bourgeois simple, bon et naïf, pieux, intelligent, rangé, et ce même Philippe de Vigneulles a laissé des Contes qui ne le cèdent en rien aux Cent Nouvelles. Coquillart et bien d’autres encore se trouvent dans une position analogue.

Les poètes bourgeois de ce temps nous présentent donc un singulier spectacle. Ils semblent toujours avoir à parler à une grande assemblée composée de deux sortes d’hommes : les uns, au bas bout de la table, bruyans, grossiers, sauvages encore, réclamant à grands cris le rire gras et franc ; les autres, au haut bout, graves et pieux, mais naïfs, simples de cœur, faciles d’esprit, penseurs qui veulent pour ainsi dire se baigner dans la gaieté, afin de s’y reposer. Il faut que le poète par le à ces deux classes en même temps, qu’il jette à ce bruyant populaire des choses vives, grivoises et hardies, des anecdotes saupoudrées de gros sel, des proverbes et des dictons à l’emporte-pièce. Il faut pourtant parler de manière à ne pas blesser l’autre portion d’auditeurs, tout en comptant assez sur la pureté de leur esprit et la naïveté de leur jugement pour aller loin dans le cynisme.

C’était tout ce que le catholicisme avait pu alors obtenir de réserve. Et lorsqu’à la fin du XVe siècle le torrent de brutalité devint irrésistible, les moines prédicateurs tournèrent la difficulté et s’emparèrent de ce cynisme de langage pour prêcher au peuple la plus sainte et la plus pure morale. C’était une politique excellente peut-être, mais désespérée, que d’employer un tel instrument, et ce fut par là que Luther réussit lorsque les délicatesses de la renaissance ôtèrent cette arme aux mains des moines, en effrayant tous