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montre, c’est ce qu’on peut appeler l’amour bourgeois, l’amour des dimanches de la bourgeoisie ; c’est le sensualisme gaillard des jours de fête dans la cité joyeuse. C’est le sentiment dans sa plus matérielle acception, brutal et grossier, naïf et franc dans sa brutalité, plein de vie, de naturel et de tapage au milieu de sa corruption. C’est l’amour de ceux-là qui ont hâte de jouir : pressés qu’ils sont entre le travail de la semaine qui vient de finir et le travail de la semaine qui va commencer, ils n’ont pas grand temps pour la coquetterie ; ils n’ont ni le loisir, ni le repos d’esprit qui laissent mûrir la poésie du sentiment. Tout au plus ont-ils la poésie des sens, celle qui apporte l’ivresse et la volupté par les tendres et les brillantes couleurs, par le froissement du velours et de la soie, par le cliquetis de l’or et des bijoux, par le bruit des chansons joyeuses et des verres vibrans. Pour ces fêtes, les nouveaux élégans de la bourgeoisie quittent le foyer domestique, mais ils le quittent un seul jour. Corrompus, pourtant honteux encore, ils entendent la famille qui les appelle et qu’ils vont rejoindre ; il faut que le plaisir soit emporté séance tenante et que la coquetterie abrège fort ses cérémonies. Qui sait ? Avant la fête suivante, le foyer domestique aura peut-être converti ces transfuges à sa douce gravité.

C’est bien là du reste la passion distinctive de ce XVe siècle, qui est déjà assez sorti du moyen âge pour avoir rencontré l’effronterie de la corruption, pas assez entré dans le monde moderne pour avoir osé chanter la poésie de la débauche. Cet amour leste et grossier, ce mépris de la femme, railleur, franc, plein de bonhomie, mais implacable et sans ménagement, étaient bien dans le caractère de la bourgeoisie d’alors. Sans cesse en contact avec le peuple, éloignée, par l’activité de sa vie, de ce poli de civilisation que donne le loisir, la bourgeoisie du XVe siècle avait gardé assez intactes les qualités propres au génie du populaire français ; une fois hors de la vie de ménage, elle était volontiers dans ses ébats brutale et grivoise. Privée de l’éducation chevaleresque, elle ne respectait pas la femme en tant que femme, mais en tant qu’elle était respectable, c’est-à-dire bonne mère, épouse docile et fidèle. Plaçons-nous donc avec Coquillart au milieu de cette ville de Reims dont il a été le poète, suivons-le dans une de ces fêtes auxquelles préside l’Amour du moyen âge ; nous connaîtrons ainsi le poète par le monde qu’il a créé, ou plutôt qu’il a reproduit, et c’est le meilleur moyen de le juger.

Le voilà, le prince des sens, l’Amour, le dernier seigneur de la commune affranchie. Il n’est ni blanc ni rose, et ce n’est pas un enfant ; c’est un robuste jeune homme, haut en couleur, à la figure riante et ronde, aux mains rudes et aux épaules carrées. Il n’a ni arc ni flèches : ce sont les armes qui atteignent les cœurs parfumés et les déshabillés galans ; mais il porte à sa main droite la coupe d’argent nette et grossièrement ciselée, la coupe vingt fois vidée qui fait les yeux vainqueurs et les sens invincibles ; il agite dans sa main gauche la bourse aux écus d’or, et tout autour de lui gisent les plus riches produits de la marchandise, les bijoux de l’orfèvre, les toiles fines du tisserand, les étoffes brillantes de la draperie ; c’est par là qu’il achète les plus rebelles de ses ennemies. Ce n’est point l’orgie pourtant qu’il célèbre ; non, les dieux antiques ne sont pas encore ressuscites, et les voiles de la pudeur jetés par le christianisme sur le corps de la femme ne sont pas encore en