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autant il en employait à refroidir les siens. « Camarades, leur disait-il en montrant ses cheveux blancs, est-ce pour vous pousser à des témérités brillantes que l’empereur vous a donné un commandant de mon âge ? Non, c’est pour vous retenir et vous faire entendre la voix de l’expérience… Je croirais offenser les vainqueurs des vandales et des Goths en leur parlant de courage devant des Huns coutrigours ; mais songez que si nous avons la vaillance, ils ont le nombre. Ils font la guerre comme des voleurs, sachons la faire comme des soldats. Qu’ils viennent nous attaquer derrière ce fossé où nous sommes formés en masse compacte, et on verra combien une armée diffère d’une troupe de brigands !… Croyez-le bien, camarades, la victoire arrachée au hasard par l’impétuosité du sang n’est pas la meilleure ; la vraie victoire est celle que la maturité des plans a préparée, et que l’on gagne avec le sentiment calme de sa force. » C’était par de tels discours que Bélisaire faisait descendre dans ces hommes grossiers la sagesse qui l’animait ; il sentait trop bien qu’il ne lui était permis de rien risquer dans une situation pareille, que de sa victoire enfin dépendait leur salut à tous et peut-être celui de la ville. Au reste il se fit bientôt comprendre des courages même les plus emportés. Des cavaliers ennemis étant venus chevaucher insolemment jusqu’aux fossés de son camp, il défendit de les poursuivre, et les soldats ne murmurèrent point. Les historiens du temps ne parlent qu’avec admiration de ces trois cents vétérans, qu’ils comparent aux trois cents Spartiates de Léonidas. « Les uns et les autres montrèrent, disent-ils, les mêmes sentimens de générosité et de dévouement à la patrie ; mais les trois cents de Léonidas gagnèrent leur gloire dans la défaite : ceux de Bélisaire l’ont gagnée dans la victoire. »

Cependant les Huns ne se méprenaient plus sur le nombre de leurs ennemis, et quoique le nom de Bélisaire leur inspirât une secrète défiance, ils résolurent de tenter l’offensive. Deux mille cavaliers éprouvés furent choisis sur les sept mille, et Zabergan se mit à leur tête. Son projet était de surprendre les Romains par une marche rapide à travers la forêt qui séparait les deux camps ; mais Bélisaire, que ses éclaireurs servaient bien, et qui d’ailleurs comptait autant d’espions qu’il y avait de paysans dans la campagne, averti des mouvemens qu’on apercevait chez les barbares, arrêta aussitôt ses dispositions. La forêt était traversée dans la direction de Chettou à Mélanthiade par une grande route à droite et à gauche de laquelle il n’existait que des sentiers étroits, sinueux, impraticables pour des chevaux. Bélisaire envoya sa cavalerie armée de cuirasses et de lances occuper les fourrés sur les deux lisières du chemin, avec ordre de s’y tenir cachée jusqu’à ce que l’ennemi se fût engagé dans la traverse. Ceux des paysans qui n’avaient que des bâtons reçurent pour instructions de s’éparpiller dans la forêt, de frapper les arbres, de