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Je ne suppose pas qu’il en soit autrement chez toi, quoique ton empire abonde en toute sorte de choses même très éloignées du sens commun[1]. Dans le cas où je me tromperais, fais-le savoir à mes ambassadeurs, afin qu’à la veille de devenir vieux, j’apprenne encore quelque chose de nouveau.

« Or, si telle est la loi de nature, tu as eu tort, suivant moi, en recevant dans ta compagnie les Coutrigours, dont le voisinage ne te valait déjà rien, et en donnant place en-deçà de tes frontières à ceux que tu ne pouvais contenir au-delà. Sois sûr qu’ils te montreront bientôt quel est leur naturel. Si le Coutrigour est vraiment ton ennemi, il travaillera sans relâche à ta ruine dans l’espoir d’améliorer sa condition, nonobstant ses défaites. Il ne s’opposera jamais à ce qu’on vienne ravager tes terres, de peur qu’en battant tes ennemis il ne te les rende plus chers, et que tu n’y voies une raison de les traiter plus favorablement que lui-même. Effectivement qu’est-il arrivé entre nous ? Nous autres Outigours nous habitons des déserts stériles, tandis que les Coutrigours ont reçu de vous, ô Romains, des terres fécondes, produisant des vivres en abondance. Ils n’ont que le choix parmi les mets qui leur plaisent et s’enivrent dans vos celliers. Vous leur accordez même l’entrée de vos bains. Ces fugitifs que nous avons chassés pour vous servir se promènent chez vous tout brillans d’or, vêtus d’étoffes fines et magnifiques, après qu’ils ont traîné dans leurs campemens une foule innombrable de captifs romains, exigeant d’eux les plus rudes travaux de l’esclavage et les faisant mourir sous le bâton lorsqu’ils étaient en faute. Nous au contraire, par des fatigues et des dangers infinis, nous avons arraché les captifs romains à ces maîtres féroces, et grâce à nous ils ont pu revoir leurs familles. Voilà ce qu’ont fait les Outigours et les Coutrigours ; puis chaque peuple a reçu sa récompense, comme tu le sais, ô empereur : les premiers habitent encore des steppes où la terre ne suffit pas à les nourrir ; les seconds partagent le patrimoine de ceux qu’ils avaient faits esclaves, et qui nous doivent la liberté. »


Telle fut la verte réprimande que, dans son style oriental, Sandilkh adressait à Justinien ; celui-ci n’y répondit que par des caresses et des présens dont il combla les ambassadeurs et leur roi. L’or aplanissait tout chez ces barbares avides, et le mécontentement de Sandilkh fut apaisé. Bientôt il eut à se garder lui-même contre les attaques désespérées des Coutrigours, et le sang coula par torrens dans les steppes du Tanaïs et du Caucase, avec des alternatives de fortune. Quant aux Gépides, réduits à leurs seules forces, ils auraient peut-être voulu éviter la guerre avec les Lombards ; mais ceux-ci tinrent ferme, et il fallut au jour marqué reparaître sur le champ de bataille. Aldoïn avait compté sur les secours promis par Justinien, lesquels n’arrivèrent pas à temps, de façon qu’il ne dut se fier qu’à son épée. Elle prévalut : les Gépides, après une lutte meurtrière, furent mis en déroute, et les Lombards vainqueurs eurent le droit de dire

  1. « Neque in tuo imperio, quamvis rebus cujusque ferè generis, et forte à communi intelligentiâ remotissimis abundet, aliter hæc se habere existimo. » Procop., Bell. Goth, IV, 19.