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une spéculation privée, les choses ne se passeraient pas tout à fait ainsi. Mlle Cruvelli ne reparaîtrait pas à l’Opéra sans expier ce que ses amis veulent bien appeler une étourderie, un coup de tête. Un directeur responsable, qui, lorsque sa caisse est vide, ne peut compter que sur les recettes pour la remplir, n’accueillerait pas la transfuge en lui ouvrant les bras. Avant d’oublier son escapade, il demanderait, il obtiendrait une légitime réparation, une compensation en bons écus sonnans. Croirait-on d’aventure que l’indulgence et la générosité du gouvernement profitent à l’art dramatique, à l’art musical ? Ce serait une méprise. Que demain Mlle Cruvelli regrette les applaudissemens de Paris, et rentre en grâce sans bourse délier, et avant trois mois nous verrons son exemple porter ses fruits. Le baryton ou le ténor n’hésitera pas à se moquer de l’administration comme elle s’en est moquée. La liste civile n’est-elle pas là pour combler le déficit ? Ce qui vient de se passer à l’Opéra devrait ouvrir les yeux du gouvernement, et lui prouver que la meilleure manière d’encourager l’art dramatique et l’art musical n’est pas d’administrer directement les théâtres. Qu’il leur accorde une subvention généreuse, rien de mieux; mais qu’il ne garantisse pas un bill d’indemnité aux caprices de Mlle Cruvelli ; car s’il persiste dans la voie où il s’est engagé, sa générosité ne profitera qu’aux comédiens et aux chanteurs, dont les intérêts ne peuvent se confondre avec ceux de la musique et de l’art dramatique. Que Mlle Cruvelli et Mlle Rachel convertissent en or les applaudissemens du public; qu’elles achètent du fruit de leur travail une villa splendide sur les bords du lac de Côme ou sur la pente du Pausilippe, personne ne s’en plaindra; mais qu’elles signent des engagemens sans se croire obligées absolument de les tenir, c’est pour l’Opéra et le Théâtre-Français une situation que doivent déplorer tous les amis de l’art dramatique et de la musique. Que le gouvernement prenne en considération les conséquences inévitables de son intervention directe dans l’administration des théâtres, et qu’il se hâte de les prévenir. Qu’on rétribue les chanteurs et les comédiens selon leur mérite, qu’on paie largement le plaisir qu’ils donnent au public, pas une voix ne s’élèvera pour blâmer une générosité si bien placée. Que le gouvernement n’abandonne pas entièrement aux caprices de la spéculation, aux exigences de la cupidité les théâtres qu’il subventionne; qu’il impose aux directeurs des conditions favorables au développement de l’art, tout en laissant une part suffisante aux ouvrages qui font recette, et qui possèdent, à défaut d’une valeur sérieuse, le mérite de la nouveauté; qu’il ne gêne pas dans leurs habitudes frivoles les spectateurs qui préfèrent un vaudeville sans couplets aux plus beaux vers du Misanthrope, un ballet égrillard aux plus beaux ouvrages de Gluck ou de Rossini, — tous les bons esprits applaudiront a sa tolérance; mais qu’il ne croie pas que la meilleure manière d’encourager l’art dramatique soit d’administrer les théâtres par lui-même.


GUSTAVE PLANCHE


V. DE MARS.