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ne seraient pas toujours acceptées dans un théâtre secondaire. Camille, au lieu d’écouter son frère avec une colère contenue, se tord les bras, se renverse à demi évanouie sur le dos de son fauteuil. Sa pantomime ne permet pas de croire qu’elle écoute; ses contorsions ne sauraient se concilier avec la liberté de son intelligence. A voir comme elle se démène, il est impossible qu’elle comprenne le sens des paroles prononcées devant elle. Ce qu’elle représente, ce qu’elle exprime, ce n’est pas la colère contenue, c’est-à-dire le sens vrai du rôle écrit par Corneille : c’est le début d’une attaque d’épilepsie. On s’attend à chaque instant à voir l’écume déborder de ses lèvres, et quand elle se lève pour maudire son frère et la grandeur romaine payée du sang de son amant, on s’étonne à bon droit de cette énergie inattendue. On trouverait plus naturel, plus vraisemblable qu’elle fût emportée hors de la scène pour être livrée aux soins des médecins. Je crois volontiers que cette pantomime exagérée lui a valu de nombreux applaudissemens loin de la France, loin de Paris; mais les hommes de goût, les spectateurs doués d’un sens délicat, ne peuvent accepter cette parodie de Corneille. Si le mot semble dur, la vérité le commande; c’est le seul qui puisse traduire fidèlement ma pensée, et j’ajouterai, sans craindre un démenti, que je suis ici l’écho d’un grand nombre de spectateurs. La Camille que nous avons connue, que nous avons admirée il y a seize ans, a disparu tout entière. Au lieu d’une jeune fille sincèrement éprise, qui ne peut hésiter entre sa patrie et son amant, chez qui l’orgueil romain ne saurait imposer silence aux affections du cœur, nous avons une fille malade, incapable d’écouter, incapable de comprendre, et par conséquent incapable de maudire. Ses imprécations contre la grandeur romaine, contre la cruauté de son frère, deviennent un non-sens. La simplicité, la sobriété de la pantomime nous avaient préparés à l’émotion; nous avions écouté en tremblant l’anathème de Camille contre une gloire achetée du sang de son amant. Ses convulsions pendant le récit d’Horace nous condamnent à l’indifférence. Quand elle se lève pour maudire la victoire, quand elle appelle la foudre sur sa patrie, nous demeurons froids ; nous ne l’écoutons plus qu’avec distraction. Pour avoir franchi les limites de la vérité pendant le récit d’Horace, elle a perdu toute autorité sur l’auditoire. L’impassibilité répond à l’exagération comme un châtiment légitime. Tous ceux qui ont assisté aux dernières représentations de la tragédie de Corneille sont là pour attester la vérité de ces reproches. Mlle Rachel, enhardie ou plutôt égarée par les applaudissemens des contrées lointaines, a voulu frapper trop fort et oublié de frapper juste. Il n’y a là rien qui doive nous surprendre; mais tous ceux qui aiment son talent doivent s’en affliger, et les louanges que la flatterie lui prodigue, l’encens qu’elle respire et qui l’enivre, les hyperboles qu’on entasse pour lui persuader qu’elle ne peut faillir, ne sauraient changer les termes de la question. Elle est sortie de la vérité; tant qu’elle n’y rentrera pas, elle ne retrouvera pas la sympathie qu’elle avait conquise.