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fait encadrer précieusement, on voit son nom figurer parmi les seconds ténors du chœur. Ses appointemens étaient alors de quarante sous par soirée. Pouvait-il prévoir qu’il laisserait un jour une fortune de plus de trois millions ? Deux ans après cette obscure apparition au théâtre de la Scala, Rubini s’engagea dans une troupe de chanteurs ambulans, comme il y en a tant en Italie, et fit ses premiers débuts dans le rôle d’Argirio de Tancredi, de Rossini, qui venait d’être représenté à Venise avec un immense succès. Rubini avait alors vingt et un ans, et la cantatrice qui jouait Aménaïde, fille du roi de Syracuse Argire, en avait au moins cinquante. La fortune n’ayant pas répondu aux efforts de l’imprésario, celui-ci eut l’étrange idée de transformer sa troupe de chanteurs en une compagnie de danseurs. Il leur fit étudier tant bien que mal un ballet alors fort en vogue, I Molinari (les meuniers), dont les répétitions eurent lieu dans un pré, sur la lisière d’un bois. A la représentation, qui se fit dans une bourgade dont l’histoire n’a pas conservé le nom, le public se souleva en masse contre ces pauvres ballerini improvisés, qui durent passer la nuit enfermés dans le théâtre pour échapper au danger d’être lapidés. Rubini se plaisait à raconter cet épisode burlesque de sa brillante carrière.

Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, Rubini fut engagé à Brescia pour le carnaval de l’année 1815. Le succès qu’il obtint dans cette ville déjà importante lui valut d’être appelé à Venise au théâtre San-Mosè, et puis enfin à Naples, où il débuta au théâtre de’ Fiorentini. C’est dans cette grande ville que Rubini, sous la direction de son compatriote Nozzari, qui lui donna de si bons conseils, fixa l’attention de l’Italie et vit commencer sa grande renommée. Engagé par Barbaja pour un grand nombre d’années, il dut rester longtemps sous la tutèle de ce trafiquant, qui ne le cédait qu’à beaux deniers comptans aux villes qui désiraient sa possession. C’est ainsi qu’après avoir été successivement à Palerme, à Rome, où il excita l’enthousiasme dans la Gazza ladra, Rubini se rendit à Vienne en 1824. Beethoven, qui l’entendit alors, fit mettre pour lui des paroles italiennes à son admirable élégie d’Adélaïde, que Rubini a popularisée en Europe.

Ce fut en 1825 que ce grand chanteur vint à Paris pour la première fois. Il débuta au Théâtre-Italien, le 6 octobre, par le rôle de Ramiro de la Cenerentola, avec un immense succès. De retour en Italie, où Barbaja le rappelait, il dut y rester jusqu’en 1831, où il recouvra entièrement son indépendance. Il revint alors à Paris, qu’il n’a plus quitté qu’en 1842, alternant avec Londres, où il chantait pendant la saison d’été. En 1842, Rubini, au comble de la gloire, quitta Paris et Londres, et, comme nous dirions aujourd’hui, le monde occidental, pour aller à Saint-Pétersbourg, où il est resté jusqu’en 1843. Agé alors de cinquante-sept ans, chargé d’honneurs et de richesses, il se retira dans la villa magnifique qu’il avait édifiée au lieu même de sa naissance, et c’est là qu’il est mort, laissant une fortune de plus de trois millions.

Rubini était un homme simple, doux et bon, dont l’instruction modeste ne s’élevait guère au-dessus des premiers élémens; son éducation musicale n’était pas plus avancée, car il lui fallait le secours d’un accompagnateur pour déchiffrer la moindre canzonetta. Doué d’une vive sensibilité, d’une