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répugnance à vous croire capable d’avoir fait usage, pour me nuire dans son affection, des confidences que vous avez reçues à propos de la véritable nature de mes sentimens pour elle. Comment et pourquoi vous vous en êtes épris, je pourrais vous l’expliquer, si vous ne le saviez pas mieux que moi. Claire vous aura séduit à son insu, je n’en fais pas doute, précisément par tous les côtés que j’apprécie le moins chez une femme, par la modestie de ses goûts, par l’inaltérable douceur de son caractère, par cette beauté vague qui ne se précise que sous l’empire d’impressions un peu vives, dont sa tranquille nature évite le retour beaucoup plus qu’elle ne le recherche. Ajoutez à cela une intelligence sérieuse, réservant seulement pour l’art et ce qui s’en approche des facultés d’enthousiasme et de passion que je souhaiterais lui voir appliquer moins spécialement. Cela plus que le reste aura, j’imagine, fait naître entre elle et vous une fraternité de race à laquelle mon ignorance bourgeoise n’a pas le droit de prétendre. Par ceux de vos entretiens auxquels j’ai assisté, je devine quels étaient vos entretiens du tête-à-tête. Le jour où vous avez soupçonné les dangers qu’on peut courir à faire quotidiennement de l’esthétique avec une jolie femme dont on a l’amant pour ami, vous avez cessé de venir, espérant que l’absence arrêterait le mal à son début; mais soit que vous ne l’ayez pas pris à temps, soit que le mal ait eu des racines plus profondes que vous ne l’aviez cru, l’expérience vous a donné un démenti. Ceci est la première phase de votre passion, car c’en est une

— Vous l’ai-je nié ? répliqua Lazare.

Eugène étendit en souriant sa main vers le portrait de Claire. — Devant une telle preuve, cela serait inutile.

— Mon ami, s’écria Lazare, je vous donne ma parole d’honneur que ce portrait est une œuvre de souvenir. Et tenez, s’il faut tout vous dire, j’ai presque du regret que nos relations aient pris, depuis quelque temps, un certain tour d’intimité qu’elles n’avaient pas auparavant.

— Je le comprends, répliqua Eugène avec une certaine vivacité. Cette intimité devient un obstacle devant lequel se cabrent vos scrupules, qui dans d’autres circonstances auraient passé outre. Je suis votre ami, je vous l’ai prouvé, j’ai tout à l’heure manifesté le désir de vous le prouver encore, et cette amitié vous gêne. Que nous devenions étrangers, vous n’avez plus aucune raison de ménagemens, je rentre à vos yeux dans le droit commun; votre passion continue, puisqu’elle peut agir en liberté, à obéir à l’égoïste devise du désir : chacun pour soi. En deux mots, ajouta Eugène en désignant la toile où souriait la figure de Claire, vous n’hésiteriez plus à dire à l’original ce que vous dites sans doute au portrait.