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— Eh bien ! pour le présent et pour l’avenir, reprit Eugène, agissez de la même façon. Voyons, je m’en vais d’ici, continua le jeune homme moitié riant, moitié sérieux; je n’y reviendrai que lorsque vous me rappellerez, et j’ignore quand vos scrupules feront cesser ma disgrâce. Vous manque-t-il quelque chose pour travailler ?

— Ce ne sont pas les moyens de travail qui me manquent, reprit Lazare; c’est l’instinct du travail lui-même.

— Cependant, dit Eugène, vous étiez en train de peindre quand je suis entré. Vos brosses sont encore fraîches, vous voyez bien que vous travaillez.

— Je n’appelle pas travailler, répondit l’artiste, une lutte pénible avec l’impuissance de produire. Mieux vaudrait me croiser les bras que de me fatiguer quotidiennement en d’inutiles efforts qui n’ont pour résultat que le découragement.

— Peut-être êtes-vous trop difficile avec vous-même, reprit Eugène. Voyons donc ce que vous faites.

Et avant que Lazare eût pu prévenir son mouvement, le jeune homme avait retourné la toile posée à l’envers sur le chevalet de l’artiste, dont le visage rougit subitement. Eugène avait un peu pâli au contraire. — Je croyais, fit-il, vous avoir entendu dire que vous ne saviez pas faire le portrait ? Celui-ci me paraît pourtant réussi; je retrouve bien Claire dans cette figure modeste, qui pourrait servir de type à la déesse des vertus domestiques.

— Comment! s’écria Lazare, vous trouvez cela ressemblant ? mais vous ne l’avez donc jamais vue ?

Eugène regarda l’artiste avec étonnement : — je parle de la femme que je connais, et non d’une autre, répliqua-t-il. J’ignore comment vous l’avez vue ou cru voir; mais telle qu’elle existe, elle est reproduite sur cette toile, une image réfléchie dans une glace ne serait pas plus fidèle : c’est bien là son front calme, ses cheveux régulièrement lissés de la même façon, sa bouche, qui ne connaît qu’un sourire, et ses yeux, qui semblent toujours chercher une erreur dans une addition. Quoi que vous en disiez, je reconnais Claire : seulement la présence de son portrait dans cet atelier m’explique bien des choses, et particulièrement la raison qui vous porte à m’en exclure; mais on aurait pu arranger cela pour la commodité de tout le monde. Je ne serais pas venu à l’heure des séances.

— Comment ! dit Lazare avec un pénible étonnement, vous supposez...

— Laissez-moi achever, reprit Eugène en arrêtant par un geste une protestation de Lazare. Je ne tire de la venue de Claire chez vous aucune conclusion qui puisse sérieusement m’alarmer, ou offenser votre loyauté que je ne mets pas en cause. J’aurais de la