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Lazare parut étonné et en même temps contrarié de cette visite à laquelle il s’attendait si peu, et il en demanda amicalement le motif à son ami, qui, après toute sorte de détours pour ménager la susceptibilité du peintre, lui fit des offres de service. Malheureusement Lazare était dans un de ces momens de découragement profond qui rendent les natures les plus pacifiques accessibles à une misanthropie agressive. Il était mécontent de son travail, il était fatigué de ces pénibles luttes sans résultat que les artistes appellent la mauvaise veine, et qui, en se prolongeant, le soumettaient aux stériles et douloureuses fièvres de l’impuissance. Lui d’ordinaire si patient pour faire le siège d’une difficulté, il se sentait frappé de l’inertie morale qui paralyse toutes les forces; il aurait eu besoin de mouvement, de distraction, de plaisir; il éprouvait des convoitises de bien-être qu’il ne lui était pas permis de satisfaire. La société de ses amis les buveurs d’eau n’était d’aucun allégement pour cet ennui tyrannique. Une aigreur irritante se mêlait à tous ses propos, si bien qu’Antoine lui avait dit dans la familiarité de leur langage que, s’il voulait broyer du noir, il pouvait bien rester chez lui. C’était le parti que Lazare avait pris ; mais son mal avait redoublé dans la solitude, et c’était au moment où la crise était arrivée à son état le plus aigu qu’avait paru Eugène.

Dans les fâcheuses dispositions où il se trouvait, Lazare accueillit mal des offres présentées avec autant de sincérité que de sympathie réelle. Il s’étonnait qu’Eugène n’eût pas deviné que, malgré tout ce qu’elles avaient de bienveillant, il existait des initiatives indiscrètes, et qui prouvaient à celui qui en était l’objet qu’on ne l’avait pas ou qu’on l’avait mal compris. Il se déclarait presque blessé de ce qu’on eût ainsi interprété ses confidences faites de bonne foi. Après tout, il avait tort d’être surpris : les gens du monde ne peuvent pas avoir l’intelligence de ces délicatesses, familières à ceux que n’a point encore blasés le laisser-aller des habitudes mondaines. Eugène, fort étonné de ce langage, avait supporté sans rien dire cette tirade farouche, détachée en phrases saccadées, en petits mots qui auraient voulu être acerbes et qui n’atteignaient pas leur but, puisque le sentiment qui les faisait naître en manquait lui-même. Cependant, durant cette chagrine improvisation, qu’il ne voulait pas interrompre dans la crainte de fournir un nouvel aliment à la mauvaise humeur de Lazare, Eugène avait éprouvé l’impression pénible qui se produit quand on voit une bonne intention mal comprise et retournée contre soi-même. Il laissa Lazare terminer son discours, et quand il le supposa achevé, il se borna à lui dire : — Mon cher ami, je vous demande pardon de vous avoir dérangé. Il fait un peu froid chez vous, je vous quitte. — Il lui tendit la main de bonne grâce et la