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géomètre. — Mais, ma marraine, dit-il en se retournant vers celle-ci, je n’ai pas besoin d’habits.

Mme Renaud joignit les mains et regarda le jeune homme comme pour lui dire : — Mais vois donc dans quel état tu es!

Quant au tailleur, qui avait déjà apprécié l’utilité de ses services, en entendant la dénégation de son futur client, il demeura comme frappé de stupeur. Déjà il ouvrait la bouche pour un immense éclat de rire, mais le respect vint clore ce rictus dédaigneux, et il rentra dans une immobilité de soldat prussien pétrifié par la discipline. Sur l’invitation de sa marraine, Lazare consentit à se laisser prendre mesure par le tailleur, qui employa pour cette opération des instrumens de précision dont la présence entre ses mains indiquait suffisamment à l’artiste qu’il n’avait point affaire à un industriel vulgaire, mais à un praticien hors ligne. Le tailleur se retira en promettant de revenir dans trois jours essayer les habits.

— Ma chère marraine, dit Lazare quand il se trouva seul avec Mme Renaud, je vous remercie beaucoup de ce que vous voulez bien faire pour moi; mais si vous le permettiez, l’argent que vous donnerez au tailleur pourrait être appliqué bien plus utilement.

— Mais, mon ami, tu as le plus grand besoin de vêtemens, dit Mme Renaud; le pitoyable état dans lequel je t’ai rencontré hier m’a fait saigner le cœur. Ce fut dans l’idée que j’aurais à propos de toi une conversation avec mon mari que je t’ai annoncé ma visite pour ce matin.

La marraine de Lazare fit alors à celui-ci le résumé de l’entretien dont il avait été le sujet. M. Renaud avait été frappé du récit que lui avait fait sa femme. — Tout le monde sait que ce garçon est votre filleul, lui avait-il dit; nos amis et nos connaissances l’ont vu souvent ici. Ils peuvent le rencontrer comme vous l’avez rencontré vous-même, et faire de fâcheuses remarques en le voyant sous la livrée de la misère. Un filleul n’est pas un parent : dans la légalité, on ne lui doit rien, surtout quand il se montre si peu digne de l’intérêt qu’on a voulu lui témoigner; cependant je comprends vos scrupules, je les approuve et je les partage. Il est nécessaire d’aller au-devant des méchantes suppositions que pourrait nous attirer l’abandon dans lequel vit ce garçon. Voyez-le. Renouvelez-lui les propositions que je lui ai déjà faites. Peut-être a-t-il maintenant quelque regret de les avoir repoussées. S’il persistait néanmoins dans la déplorable voie d’où nos conseils n’ont pu l’écarter, eh bien ! non pour lui, mais pour nous, je ferai encore une concession. Annoncez-lui qu’il pourra venir prendre ses repas ici, à la condition d’être exact aux heures. En outre, comme nous ne pouvons pas le recevoir dans l’état où il se trouvait quand vous l’avez rencontré, vous vous entendrez avec mon tailleur pour qu’il l’habille d’une façon convenable.