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— C’est de ta propre rougeur que j’ai rougi, malheureux ! interrompit Antoine avec éclat : je te connais maintenant; je n’ai plus même l’espoir du doute. Tu viens de me donner la preuve que tu étais capable de toutes les lâchetés que l’égoïsme inspire. Subtilise, mens et démens; appelle un vice à la défense d’un autre, unis l’hypocrisie à la vanité; je t’ai jugé : tu es un ingrat !

— Mon frère, mon frère! s’écria Paul avec un accent de supplication.

— Non, reprit Antoine avec une véhémence croissante; devant moi, tout à l’heure tu as renié, par ton embarras et ton silence, celle dont tu devrais être le soutien et qui se fait ton appui; tu as lâchement rougi de celle qui se fait servante pour que tu sois libre. Tu as eu honte de t’avouer l’enfant d’une femme qui est autant ta mère que si elle t’avait donné le jour. Et cette abominable honte, cette ingratitude parricide, tu essaies de la justifier, tu espères que je t’écouterai, que je te croirai peut-être! Ah! malheureux! malheureux ! acheva Antoine en pressant dans ses mains les deux mains de son frère et en les secouant avec une violence telle que celui-ci ne put retenir une plainte et s’affaissa écrasé sur une chaise.

Antoine était sincère dans son indignation. Son cœur, épris d’un âpre amour de la justice, ne pouvait contenir ses révoltes lorsqu’il la croyait violée. Où d’autres se fussent efforcés de chercher les côtés véniels d’une faute ayant quelque apparence de gravité morale, son impitoyable loyauté repoussait toute excuse, et s’élevait au-dessus de toute considération, de toute affection. L’ingratitude surtout lui causait une horreur muette et profonde, comme celle que peut inspirer la présence d’un reptile venimeux. En croyant reconnaître dans la conduite de son frère un de ces mauvais instincts contre lesquels sa rigidité était sans indulgence, son premier mouvement avait été une sorte de honte à laquelle avaient succédé des reproches dont l’amertume était montée à ses lèvres. Ce qui l’avait le plus irrité, c’était la tentative de défense entreprise par son frère pour atténuer son silence et son embarras pendant la scène qui venait de se passer. Il ne voyait, comme il l’avait dit, dans cette justification qu’une subtilité hypocrite alliée à un acte que sa pieuse exagération considérait à l’égal d’un crime domestique. Paul, qui en l’écoutant analysait tous ces sentimens, acceptait une partie des reproches dont il était l’objet, il confessait avoir mal agi en éprouvant quelque répugnance à avouer l’humble condition de sa grand’mère; mais il trouvait aussi que cette répugnance avait été mal interprétée, il persistait à maintenir que l’hésitation et l’embarras qu’il avait témoignés avaient été causés par la crainte où il était de faire naître quelque observation blessante de la part de leur ancien ami.

L’explication se prolongea encore longtemps entre les deux frères.