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libre et complet d’une création qui a reçu le souffle de la vie. Bien loin d’accorder à M. Germond de Lavigne que la seconde partie de Don Quichotte, infidèle à la pensée première de l’auteur, ne soit plus que le jeu d’une imagination qui s’amuse, je crois avec M. Ticknor qu’elle est au moins égale à la première. Aiguillonné par l’audace d’Avellaneda, le vieux Cervantes a lâché la bride à son génie. Quelle richesse! quelle verve de bon sens et de gaieté! comme les figures se dessinent avec plus de précision et se recouvrent d’un coloris plus brillant! Connaîtriez-vous Sancho si vous ne l’aviez vu gouvernant son île ? Auriez-vous une complète idée de don Quichotte si vous ne l’aviez vu, au milieu de ses aventures sans nombre, éternellement fidèle à sa Dulcinée ? Avellaneda a eu la triste pensée de le guérir de cet amour, et la pensée plus triste encore de placer le dénouement de son récit à l’hôpital. Comparez ces plates inventions à la fin du don Quichotte de Cervantes, à son retour, à sa maladie, à son repentir, à sa mort calme et chrétienne. Comparez aussi tant de poétiques épisodes à cette sotte et fastidieuse histoire de Barbara qui tient une place si grande chez le pseudonyme. Cette étude est curieuse, et encore une fois nous devons remercier M. Germond de Lavigne de nous l’avoir rendue si facile; le texte d’Avellaneda était tombé dans l’oubli, voici maintenant son livre accessible à tous les lecteurs, et quiconque prendra soin de comparer Cervantes et son rival éprouvera, j’en suis sûr, une sorte d’admiration rajeunie pour la merveilleuse chronique de Cid-Hametben-Engeli.

Non, ne touchons pas légèrement à cette renommée de Cervantes. C’est la plus haute figure de ce XVIIe siècle, où l’esprit moderne, sans briser aucune des traditions nationales, devait se débarrasser des liens de l’enfance et commencer une vie nouvelle. Si cette aspiration est quelque part en Espagne, c’est chez Cervantes que vous la trouverez. Avec quelle force de pensée il juge le théâtre de son temps ! Quels conseils il donne à Lope de Vega, quand il lui montre la loi de l’unité et qu’il l’engage à méditer plus longuement! Comme il semble prévoir les erreurs de Calderon, lorsqu’il condamne ces inventions de miracles qui défigurent la religion sur la scène! Quel sentiment il a de la poésie, de son rôle viril, de son ministère sacré ! Et combien la littérature espagnole, au lieu de mourir subitement après ce moyen âge factice dont le génie de Calderon voilait trop bien les périls, combien, dis-je, la littérature espagnole aurait encore accompli de grandes choses, si, d’après les magnifiques paroles de Cervantes, elle se fût associée à la vérité, à la philosophie, à la science, à toutes les sciences, qui ont mission de parer sa beauté et de s’y refléter avec orgueil ! « La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d’un âge tendre et d’une beauté parfaite que prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. »


III.

Après les deux grandes époques dont la gloire est le meilleur patrimoine de l’Espagne, c’est le mouvement littéraire de notre âge qui a occupé l’attention de l’Europe. Pourquoi étudierait-on le XVIIIe siècle ? Le XVIIIe siècle en