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l’œuvre d’une pensée plus sérieuse. Les autos de Lope sont de mauvaises rapsodies scolastiques ; les autos de Calderon, à travers leurs bizarreries sans nombre, sont comme des visions éblouissantes. Et toutefois, malgré cette supériorité de son art, il ne s’affranchit pas encore des entraves du passé. Il pouvait, comme Shakspeare, résumer cette vive époque d’où il procède, et inaugurer un théâtre tout moderne. Shakspeare est moderne, comme Corneille, comme Racine, comme Pascal, comme Bossuet; Calderon est le dernier, et, avec Dante, le plus merveilleux des poètes du moyen âge. N’oubliez pas cependant que du poète florentin au poète espagnol il y a près de quatre siècles, et quels siècles ! quel mouvement des esprits ! quelle transformation de l’humanité ! Aussi cet attachement de Calderon pour le moyen âge, tout sincère qu’il fût en réalité, comment n’aurait-il pas souvent les allures passionnées d’un système ? Je ne dirai pas avec Sismondi que l’auteur de la Dévotion à la Croix est le poète de l’inquisition, je dirai seulement qu’il est l’expression d’un moyen âge artificiellement prolongé. Ce n’est pas ici ce catholicisme naïvement épanoui dont les légendes et les superstitions même ont un caractère de sérénité charmante; on sent une inspiration contrainte et comme le parti-pris d’une pensée de polémique ; on sent le poète nourri des pensées du XIIIe siècle, mais qui écrit ses drames au lendemain de la réforme et du concile de Trente. M. Joseph de Maistre parle quelque part de la mythologie chrétienne du moyen âge; cette mythologie était naïve et pleine de charme, elle est factice chez Calderon. S’il y avait quelque chose de païen dans la dévotion du XIIIe siècle, ce paganisme involontaire était bien racheté par la candeur des esprits; le paganisme, au contraire, a un caractère réfléchi chez le grand poète espagnol. Voyez se dérouler ce drame étrange intitulé la Dévotion à la Croix, assistez aux ténébreuses aventures du Purgatoire de saint Patrice, et puis lisez une page de Bossuet ou de Bourdaloue, de Fénelon ou de Malebranche : vous comprendrez quelle distance il y a de ce moyen âge de convention au christianisme de la pensée moderne. Calderon nous montre d’abominables scélérats qui gardent au milieu de leurs forfaits je ne sais quelle adoration superstitieuse pour des symboles matériels de l’église; ils peuvent continuer dès lors à verser le sang, ils peuvent se jouer à plaisir de tout ce qu’il y a de plus saint sur la terre et dans le ciel : ce symbole matériel est un talisman qui les sauve. Ne croyez pas qu’il s’agisse de peindre ici la dévotion du bandit espagnol ou italien; c’est une théorie tout entière, où un brillant mysticisme d’imagination et de langage ne dissimule guère le grossier matérialisme du fond. Je sais bien que Calderon a écrit le Prince Constant, et que ce Régulus chrétien est une des plus sublimes créations de la poésie religieuse. Combien d’autres pièces encore, combien d’autos sacramentales et de comedias dlvinas où l’exaltation de la foi semble transfigurer l’humanité et mêler le ciel et la terre dans un prodigieux éblouissement ! Ce serait un beau sujet pour un historien philosophe, de montrer dans le théâtre de Calderon cette lutte involontaire entre le vrai et le faux, entre les superstitions d’un moyen âge artificiel et les inspirations sincères d’un christianisme spiritualiste. A coup sûr, ces inspirations plus élevées, on les voit poindre en maintes rencontres chez l’audacieux auteur du Prince Constant, comme on voit l’esprit moderne, avec sa raison agrandie et sa liberté régulière, apparaître çà et là chez Tirso de Molina, chez Moreto, chez Rojas,