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d’intermèdes, n’ont été lus tout entiers que par un bien petit nombre d’amateurs intrépides. Peut-être était-il plus facile de voir jouer les quinze cents drames au XVIIe siècle que de lire au XIXe les trois cents échappés au naufrage; outre les liens qui unissent le poète aux hommes de son époque, outre cette communauté de langue, de souvenirs, d’inspirations, qui faisaient d’une telle étude un plaisir sans effort, les œuvres de Lope n’avaient qu’à se produire sur la scène pour provoquer la sympathique curiosité de la foule; aujourd’hui quelques drames seulement du prodigieux maître se sont maintenus au théâtre de Madrid, et si vous voulez lire ses œuvres imprimées, il en faut chercher çà et là les tomes dépareillés, celui-ci au British Musœum, celui-là à la Bibliothèque impériale de Paris, ces autres à Madrid, à Séville, à Vienne, à Goettingue, à Boston. M. de Schack n’a rien négligé pour arriver au bout de sa tâche; veilles, fatigues, voyages, sacrifices de santé et d’argent, rien n’a pu arrêter son ardeur, et il a lu en effet, il a lu, plume en main, avec l’attention d’un navigateur qui marque tous les passages des mers inexplorées, il a lu les trois cents drames ou comédies de Lope de Vega. Encore une fois, quels sont les résultats nouveaux de cette laborieuse enquête ?

L’idée qui domine tout l’ouvrage de M. de Schack, qui en est l’inspiration continue, qui en explique les exagérations et les erreurs, peut se résumer en peu de mots. Il n’y a, selon l’écrivain allemand, que deux théâtres vraiment modernes, vraiment originaux, deux théâtres qui expriment avec franchise le génie national du pays où ils sont nés : — c’est le théâtre espagnol et le théâtre anglais, — et le théâtre espagnol, par sa richesse, par son développement complet en tous les sens, est bien supérieur au théâtre de Shakspeare. Le théâtre espagnol est donc le premier de tous, et l’homme qui représente ce théâtre, l’écrivain en qui se personnifie cette gloire incomparable, c’est Lope de Vega. Telle est la thèse que soutient M. de Schack, telle est l’inspiration de ses profondes recherches et de ses attrayantes analyses. Je résume l’opinion de M. de Schack afin de la discuter plus nettement. Pour réfuter les erreurs que M. de Schack a mêlées à des recherches d’une valeur inestimable, il faudrait recommencer son livre, et cette comparaison des théâtres d’Angleterre et d’Espagne exigerait des volumes; je veux être clair sur ce sujet, obscurci par l’enthousiasme irréfléchi des Allemands, je veux être bref et précis dans une matière immense. Or M. de Schack, par l’exactitude et l’impartialité de ses analyses, nous fournit amplement de quoi rectifier ses théories. Jamais on n’avait eu tant de renseignemens lumineux sur les œuvres de Lope de Vega, jamais il n’avait été si commode de pénétrer dans l’inspiration du grand dramatiste espagnol, d’en suivre les caprices, d’en mesurer la hauteur et l’étendue. Ces analyses si nombreuses, ces citations si bien choisies, c’est le dossier le plus complet qu’on pût souhaiter pour mettre fin à ce grand procès; nous ne demanderons qu’à M. de Schack lui-même les moyens de le combattre.

On soupçonnait depuis longtemps que Lope de Vega, au milieu des prodiges de sa fécondité, n’avait pas atteint une seule fois au faîte suprême de son art, qu’aucune de ses œuvres ne réalisait cette beauté merveilleuse où la nature, interprétée par le génie, devient un idéal sacré, à la fois cher et