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allégories contenaient souvent un singulier amalgame du sacré et du profane, de l’inspiration religieuse et des peintures mondaines. Gil Vicente a écrit un grand nombre de comédies romanesques où l’influence de la Célestine est visible. C’est le moment, en effet, où le théâtre laïque va s’émanciper de jour en jour. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, ce théâtre s’étend, s’organise et assure ses libertés. Voici Torrès Naharro avec son recueil de comédies intitulé Propaladia, et Lope de Rueda avec ses comédies, ses pastorales et ses pièces bouffonnes (pasos). Avant que les recherches de M. de Schack eussent mis en lumière les œuvres de Juan del Encina, Torrès de Naharro et Lope de Rueda étaient considérés comme les fondateurs du théâtre espagnol; Cervantes et Lope de Vega leur ont plus d’une fois donné ce nom, et c’est encore ainsi que les désigne M. Ticknor, quoiqu’il ait profité et des renseignemens de M. de Schack, et d’une savante biographie de Juan del Encina, par M. Ferdinand Wolf. Si Torrès Naharro et Lope de Rueda n’ont pas fondé le théâtre espagnol, ce sont eux du moins qui ont le plus contribué à l’affranchir de la tutelle ecclésiastique. On ne trouve pas dans les œuvres de Lope de Rueda un seul de ces autos religieux qui étaient la principale inspiration de ses prédécesseurs. Est-ce à dire que les rapports du théâtre et de l’église vont être interrompus ? Non sans doute, et c’est encore là un trait particulier à l’Espagne. Au moment où l’instinct dramatique recule les bornes de son domaine, l’église a soin de ne pas laisser se dénouer les liens qui unissaient l’art de la scène à la prédication des choses saintes. Le concile de Tolède en 1565 et 1566, renouvelant les prescriptions d’Alphonse X et du concile d’Aranda, fixe plus régulièrement l’usage des représentations sacrées : on ne pourra plus jouer d’autos dans les églises avant de les avoir soumis à l’autorité religieuse; les représentations n’auront jamais lieu pendant la messe, elles sont interdites aussi à de certains jours, le jour des Innocens par exemple, et surtout il est défendu aux prêtres d’y remplir eux-mêmes quelque rôle que ce soit. Ainsi parle le concile, mais il se garde bien de proscrire l’usage des drames qui peuvent ranimer par de vivantes images la piété des fidèles. Bien plus, deux ans après, en 1568, l’autorité religieuse invoque elle-même ce précieux secours; elle décide que « tous les ans, à la Fête-Dieu, il sera représenté au moins deux autos tirés de la Sainte-Écriture. »

C’est donc un fait bien établi que ces deux élémens du théâtre espagnol, l’inspiration sacerdotale et l’inspiration romanesque, naissent, grandissent, triomphent ensemble, et que si par instans leur intimité semble rompue, bientôt les liens sont habilement renoués. Il y a là manifestement un double instinct national auquel les poètes et l’église donnaient satisfaction. Souvent aussi les maîtres de la scène se servaient du drame religieux comme d’un moyen pour protéger la hardiesse des représentations profanes; c’est ainsi que dans la seconde moitié du XVIe siècle les drames religieux, réservés jusque-là aux églises et aux petits spectacles forains, passent sur les vrais théâtres et deviennent une des formes de la littérature dramatique. Ne serait-ce pas là précisément la différence des comedias divinas et des autos sacramentales ? M. de Schack ne sait comment expliquer cette distinction; il soupçonne seulement que les comedias divinas répondaient aux mystères, et les autos aux moralités de notre moyen âge; mais pourquoi ces deux genres ne se