Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est (je cite encore M. Magnin) un des attributs de notre nature, » et qui se déployait plus que partout ailleurs chez ces vives imaginations du Midi. A l’époque où Alphonse le Savant condamnait les spectacles trop libres et permettait la mise en action des scènes de l’Évangile, la fête du Saint-Sacrement, instituée par le pape Urbain IV, était accueillie en Espagne avec une dévotion empressée. Ce fut une occasion nouvelle pour les spectacles ecclésiastiques. Que ces spectacles aient toujours été fidèles à leur programme, il est impossible de le croire; l’ardeur spontanée de l’art encore enfant l’entraînait sans cesse hors des limites tracées, et toute cette période nous offre une lutte continuelle entre l’instinct dramatique qui veut briser ses liens et le pouvoir religieux qui le réprime. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’alliance de ces deux esprits, alliance depuis longtemps rompue dans le reste de l’Europe, ne se dénoue jamais complètement. L’église ne maudit pas l’art dramatique, elle veut seulement le moraliser et l’employer à son profit ; elle ne le chasse pas, et s’il s’égare, elle le ramène au pied de l’autel. Le concile d’Aranda, en 1473, tout en renouvelant avec force les prohibitions des Siete Partidas, fait aussi les mêmes réserves en faveur du drame religieux.

Voilà donc deux faits très expressifs que cette première période met en pleine évidence. Le théâtre espagnol a des relations prolongées avec l’église, il s’introduit dans le culte, il en est un important accessoire, et en même temps le besoin de liberté, sans lequel l’art n’existe pas, l’entraîne sans cesse, même sous les voûtes de ces cathédrales qui l’accueillent si complaisamment, à des œuvres profanes où les passions mondaines réclament leur place. C’est là un trait particulier au caractère espagnol, et qui se retrouve jusqu’au dernier jour de son histoire. Calderon, avec ses mystiques autos et ses longs romans dialogues, est l’éclatant produit des contradictions naïves de ce vieux théâtre.

Admirez combien ce double caractère se marquera plus nettement de siècle en siècle ! La première période littéraire succède à cette période des instincts primitifs. L’écrivain qui l’inaugure est un certain Juan del Encina, qui florissait sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle; après une vie agitée, il devint prêtre comme Lope de Vega et Tirso de Molina, comme Calderon et Antonio Solis, et mourut en 1534 à Salamanque, où l’on voit son tombeau dans la vieille cathédrale. Ces poètes dramatiques, revêtus de la robe du prêtre ou du moine, ne sont pas rares dans l’histoire littéraire de l’Espagne. La plus grande part de la vie intellectuelle de Juan del Encina s’était passée à l’ombre de l’église; poète, il y avait fait représenter ses drames; prêtre, il y exerçait le saint ministère, et il lui arrivait souvent de mener de front ce double office : ne convenait-il pas que la cathédrale de Salamanque lui prêtât son dernier asile ? Les pièces qui firent la réputation de Juan del Encina sont des pastorales religieuses. D’ordinaire le cadre est très simple et la composition tout enfantine : des bergers sont réunis autour du berceau du Christ ou à la porte de l’étable; ils se communiquent la bonne nouvelle, ils célèbrent la gloire de l’enfant miraculeux et expriment les émotions pieuses que devaient ressentir les spectateurs. Quelquefois cependant le poète s’enhardit peu à peu; il anime la scène et cherche l’intérêt, sinon dans l’action, au moins dans la variété des personnages. Ainsi une de ces pièces nous montre deux ermites qui vont